Bien des obstacles se dressent devant les individus sur leurs chemins d’accès aux œuvres de l’art et de l’esprit. Ils sont tantôt d’ordre géographique (une distance à couvrir), économique (le prix à acquitter), symbolique (un seuil à franchir) ou cognitif (des codes à décrypter). Parmi tous ces facteurs, ce sont les inégalités devant la connaissance qui érigent les plus hautes barrières. Il serait pourtant illusoire de vouloir abattre celles-ci par les seuls moyens de l’instruction, comme s’il fallait inculquer aux élèves démunis d’héritage familial des données préalables à l’exercice de leurs facultés esthétiques. Ces dernières sollicitent les sens en même temps que les savoirs. Le jugement de goût mobilise une intelligence alertée par l’émotion, informée par l’exercice et pas seulement lestée par des acquis. Il s’agit donc d’affûter des aptitudes sans se contenter d’accumuler des références et de combiner la connaissance avec la découverte, l’étude avec la pratique. En d’autres termes, il importe de concilier chez le futur citoyen les propriétés de l’homo sapiens, de l’homo faber et de l’homo ludens que Johan Huizinga évoquait dans son Essai sur la fonction sociale du jeu. [1]
Différer la fréquentation des arts au motif que les impétrants y sont insuffisamment préparés relèverait, au choix, d’un élitisme éhonté ou d’un cynisme avéré. Cela équivaudrait à sélectionner sur titre les candidats à la délectation esthétique ou, pour le dire avec moins de préciosité, à réserver aux initiés le droit à la beauté. Un tel malthusianisme engendrerait une immense injustice en plus d’entraîner un énorme gâchis de talents. Imposerait-on un examen de solfège à l’auditeur en quête d’harmonie ? Exigerait-on de l’aspirant instrumentiste qu’il récite les grandes dates de l’histoire de la musique ? La pratique n’est pas qu’une affaire d’illustration. Elle soutient l’enseignement par l’exemple et par l’épreuve. C’est pourquoi elle intervient de longue date au service des sciences, dans le laboratoire de physique, de chimie ou de biologie, et constitue la colonne vertébrale de l’éducation physique et sportive. Faire du jeune praticien un théoricien en herbe (et inversement), éclairer l’amateur au contact de l’expert : ce que l’éducation populaire a naguère entamé en impliquant les apprenants dans le processus de formation, il reste à le réaliser à l’échelle de l’ensemble de la jeunesse, de la maternelle à l’université.
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D’ordinaire enclins à la dispute, les sociologues s’accordent désormais sur un point : après cinquante ans de controverses sur l’amour de l’art – ouvertes par l’ouvrage éponyme de Pierre Bourdieu et Alain Darbel [2] – et le besoin de se cultiver, ils ont identifié en l’école le lieu où les mécanismes de reproduction des privilèges culturels enclenchent leur implacable engrenage, mais aussi l’endroit où ces rouages peuvent être enrayés par une alliance d’efforts et d’expériences accordant sa chance à chaque enfant. Leurs enquêtes sur les pratiques culturelles montrent que l’intensité de la fréquentation des monuments, des musées, des théâtres, des auditoriums et des bibliothèques augmente avec le niveau du diplôme. L’éducation artistique leur paraît par conséquent le meilleur palliatif aux insuffisances de la démocratisation culturelle. Encore faut-il qu’elle débute dès la prime enfance, pour compenser autant que possible les disparités liées au milieu de naissance et au cadre de vie, et qu’elle se prolonge tout au long de la scolarité pour accompagner les étapes de l’apprentissage et favoriser l’épanouissement de la personnalité. Il convient surtout qu’elle offre aux élèves des occasions d’investir autrement leur désir d’apprendre, en leur permettant de réconcilier labeur et loisir, travail et jeu.
L’école de la République accueille les enfants de toutes origines et de toutes conditions, mais elle réserve des traitements différenciés à leur appétit de savoirs et de sensations. La manière dont elle les initiera demain aux diverses disciplines artistiques déterminera les progrès de la démocratisation culturelle aussi bien que les reculs de l’échec scolaire. Autant dire qu’elle conditionnera le devenir d’une société misant sur le développement des forces de l’intelligence et de l’imagination pour garantir sa concorde et assurer sa prospérité.
Exagération d’acteur, emphase d’esthète ? Faire de la généralisation de l’éducation artistique un enjeu vital pour l’Europe du XXIe siècle paraîtra peut-être excessif. Pourtant une coalition des enseignants et des artistes, à travers la mobilisation conjuguée des établissements scolaires et des institutions culturelles, semble seule en mesure de réussir la transmission des outils de la perception à la génération montante. Celle-ci négocie une difficile transition entre deux âges de la civilisation. Il importe de l’aider à opérer sans perte de substance le passage de la page à l’écran, de la phrase à la séquence, de l’analogique au numérique, de la photographie à l’image de synthèse, des connaissances en pile à des informations en archipel. Elle doit en outre, d’urgence, agencer les ateliers d’une économie dans laquelle la production de biens immatériels prendra le dessus sur la fabrication des objets tangibles, aménager les circuits d’échange de services dont la qualité et la compatibilité avec l’environnement primeront sur la quantité. La grammaire et la géométrie, l’histoire et la philosophie ne suffiront pas à dispenser les compétences exigées par une jeunesse connectée.
Conscients du défi mais soucieux de ne rien bousculer, les tenants du statu quo relèvent que la musique et les arts plastiques ont pris depuis des décennies leurs quartiers au collège sous la conduite de professeurs certifiés ou agrégés, et plus récemment à l’école primaire grâce à des musiciens intervenants diplômés. Ils admettent néanmoins que les collégiens réclament plus d’heures d’expérimentation avec le concours d’artistes, davantage d’occasions de sorties dans les expositions ou au concert, et que les lycéens mériteraient un encadrement similaire. Les défenseurs des humanités se félicitent que l’histoire des arts ait progressivement été introduite dans tous les cycles à partir de la rentrée 2008. Mais ils concèdent qu’il reste fort à faire afin que cette matière soit pleinement enseignée et évaluée, et surtout en vue de la convertir en « connaissance et pratique des arts ».
Mais de quels arts parle-t-on au juste ? Tous n’ont pas les mêmes secrets à délivrer : en homme de théâtre, Pascal Collin insiste à juste titre dans son essai sur l’importance des disciplines qui permettent au langage de s’incarner, aux corps de se mouvoir, aux personnalités de s’exprimer, aux solitudes de dialoguer. Comme les jésuites l’avaient professé dans leur Ratio studiorum [3] à la fin du XVIe siècle, le théâtre est qualifié pour donner des leçons de choses sensibles en attelant l’intuition à la raison, en enrôlant les organismes au service de l’interprétation des textes. Ce n’est nullement un hasard si des pionniers de la scène ont tenu les premiers rôles dans la formulation des principes qui inspirèrent les politiques culturelles au cours de leur longue genèse et si leurs successeurs prennent aujourd’hui parti pour l’essor de l’éducation artistique. L’art dramatique a, par construction, des atouts à faire valoir pour former des esprits critiques, dans la mesure où il requiert la répétition comme l’improvisation, la lecture individuelle et le travail collectif, l’inspection des classiques et le décapage des clichés, la révision des certitudes, la mise en jeu des personnages et la mise en cause des postures. Il offre un espace-temps immédiat au tissage de l’intersubjectivité. Creusant les sous-entendus du langage, substituant des métaphores aux actes (et vice-versa), donnant mouvement à la poésie et matière au rêve, le théâtre ménage des paliers d’accès du physique au symbolique. En conférant aux abstractions une existence concrète, il montre qu’elles animent l’univers des représentations dans lesquelles la société se meut.
Bien sûr les vertus de la musique, de la danse, des arts du cirque, des arts plastiques, de la photographie, du cinématographe et des différentes techniques audiovisuelles ne sont pas moindres quand il s’agit de révéler à de jeunes esprits les procédés d’élaboration des images, pour confronter des visions originales aux conceptions dominantes. Pour pallier « le divorce entre l’enseignement scolaire et la vie », le physicien Paul Langevin et le psychologue Henri Wallon soulignaient déjà le rôle de la culture dans leur fameux plan de 1945-1946 : « En tout lieu, des immenses agglomérations jusqu’aux plus petits hameaux, l’école doit être un centre de diffusion de la culture. […] Dépositaire de la pensée, de l’art, de la civilisation passée, elle doit les transmettre en même temps qu’elle est l’agent actif du progrès et de la modernisation. Elle doit être le point de rencontre, l’élément de cohésion qui assure la continuité du présent et de l’avenir. » [4] Il est permis de penser que de nos jours cette mission passe par le développement de l’éducation artistique. D’ailleurs ses partisans tiennent souvent à ajouter l’épithète « culturelle » à cette locution pour souligner le fait que les singularités de l’art fraient des voies vers la culture générale.
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Les pouvoirs publics doivent en être persuadés au plus haut niveau, d’une alternance à l’autre entre la gauche et la droite, puisque le sujet, tel un serpent de mer, revient régulièrement à la surface depuis l’instauration d’un « 10 % pédagogique » réservé aux activités éducatives dans les horaires scolaires en 1973. Qu’on en juge : l’extension de ces expériences périscolaires et le renforcement des enseignements spécialisés justifièrent des annonces officielles en 1981, un protocole d’accord interministériel en 1983, une déclaration solennelle du premier ministre Jacques Chirac en 1986, la loi patiemment mûrie du 6 janvier 1988 qui préconise l’ouverture des établissements scolaires aux artistes, de nouvelles communications, circulaires et conventions dans la décennie suivante, complétées par des protocoles additionnels et plusieurs types de contrats locaux, un plan quinquennal pour 2000-2004, deux lettres de mission du président Nicolas Sarkozy aux ministres concernés en 2007, avant de motiver les engagements très explicites de François Hollande, Jean-Marc Ayrault, Vincent Peillon et Aurélie Filippetti en 2012. [5]
Un plan national a donc été promis par le président de la République. Pascal Collin examine attentivement ses conditions de réussite. Il doit d’emblée s’avérer assez décisif pour que son élan ne soit pas contrecarré une fois de plus, comme cela s’est vu à de multiples reprises au cours des trois dernières décennies, surtout lors du retour de la droite au gouvernement en 2002. Loin de clore le débat, son lancement doit favoriser une intense réflexion dans la société française, incluant de larges pans du secteur enseignant, du monde artistique et intellectuel, des organisations de parents d’élèves et du mouvement associatif, sur les enjeux, les voies et les moyens de la réponse éducative à ce phénomène que Bernard Stiegler (avec des accents bien graves) appelle « destruction de l’attention » [6] mais qu’un patron de chaîne privée nommait exploitation « du temps de cerveau humain disponible ». [7] Il s’agit autant d’assumer la demande de sens émanant des élèves que d’assurer l’acquisition de connaissances et de compétences, en favorisant l’appropriation des œuvres et la maîtrise des techniques, que ce soient celles du corps agissant, de l’expression musicale ou de la transmission numérique.
Les maîtres mots d’un tel plan sont d’abord l’« obligation », puisqu’il vise tous les enfants sans exception, mais aussi l’« expérimentation » afin que la variété des solutions réponde à la diversité des situations comme à la pluralité de l’inspiration. Trois « p » s’imposent ensuite : le « partenariat » entre artistes et enseignants, dans lequel réside l’originalité du système français, s’étendra également entre les communes (ou les agglomérations) et l’État, entre les départements et les régions, mais encore – et c’est sans doute le plus difficile – entre la rue de Grenelle et la rue de Valois ; le « projet » pédagogique monté en commun par le professeur et l’intervenant extérieur, parfois avec la complicité d’un médiateur, se déclinera de l’amorce à la conclusion, sans oublier la phase d’évaluation prévue par le projet d’établissement ; le « parcours » accompli par le jeune au cours de sa scolarité lui garantira, en complément d’un programme de matières artistiques à suivre de cycle en cycle, plusieurs temps d’atelier et de nombreux contacts avec les œuvres, voire avec leurs auteurs.
Ce discours de la méthode insiste sur les responsabilités qui incombent à l’État, dont dépendent la cohérence d’une vision d’ensemble, la poursuite de l’impulsion initiale, la permanence d’une coordination globale, ainsi que la compensation des déséquilibres régionaux. Les élus locaux se disent pour la plupart déterminés à s’impliquer dans le processus de généralisation, en se prêtant à une coopération accrue entre les divers niveaux d’administration. En revanche, si la charge d’encadrer les élèves devait leur incomber entièrement dans le temps périscolaire et extrascolaire (avec toutes les disparités sociales et territoriales que cela entraînerait), ils ne sauraient y faire face. C’est pourquoi « l’acte III » de la décentralisation revêt un caractère stratégique, car il revient à la loi de distribuer les attributions, de répartir les rôles et les charges qui en découlent.
Les avis concordent sur l’idée que la priorité accordée à l’école primaire recoupe une autre priorité, en faveur des zones rurales et périurbaines les moins desservies, envers les populations scolaires les moins favorisées. La formule du contrat territorial, appréciée pour sa souplesse et son effet de levier, répond à l’objectif d’une généralisation progressive à partir de circonscriptions d’avant-garde, à condition cependant que l’on ne se borne pas à les saupoudrer de doses homéopathiques de crédits et qu’on s’interdise de privilégier les établissements qui jouissent déjà d’un sort enviable.
D’un passé riche en dispositifs éphémères et en mesure parcellaires, l’observateur a tiré quelques leçons. Il soutient la légitimité d’un pilotage interministériel au sommet de l’État, la pertinence d’instances régionales de coopération, l’importance d’un institut de recherche appliquée, le besoin d’outils pédagogiques et d’assistance documentaire, l’urgence d’une formation des maîtres, l’utilité d’une initiation des intervenants, la nécessité d’une mobilisation des structures culturelles et des équipes artistiques, mais surtout l’impératif d’une programmation budgétaire et l’exigence d’espaces-temps de réalisation dans le cadre scolaire. C’est sur ces deux derniers points, budget et temps, on l’aura deviné, que l’union sacrée autour de l’éducation artistique se fissure.
L’échec des tentatives antérieures provenait de ce qu’elles furent davantage conçues comme des efforts d’ouverture de l’école vers l’extérieur que comme des entreprises de rénovation de l’institution scolaire elle-même. Cette fois, la pratique des arts au sein de l’école et dans le cadre de ses horaires apparaît comme une clé de sa réforme ou de sa « refondation », car elle aspirera vite à sa suite un cortège d’innovations pédagogiques. Les consultations nationales menées successivement (et séparément), fin 2012, par les deux principaux ministères concernés, l’Éducation nationale et la Culture, ont révélé des divergences entre les différentes catégories d’acteurs sans dissiper les ambiguïtés entre les administrations. Nul ne se leurre sur la consistance des malentendus et des incompréhensions qui demeurent. Un arbitrage politique s’imposera in fine au sommet de l’édifice. Il ne consistera pas à donner raison à un lobby contre un autre, à un ministère contre un autre, mais à opter entre deux stratégies pour le redressement du service public de l’éducation, l’une plus défensive et gestionnaire, l’autre plus conquérante et audacieuse.
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Pascal Collin porte sur la place publique un débat qui n’appartient pas qu’aux experts, car les citoyens doivent s’en emparer. Artiste et enseignant, il se situe précisément sur le seuil entre l’école et l’atelier. Sa réflexion, de part en part traversée par la double expérience de la création et de la transmission, lui permet d’articuler la visée pédagogique avec l’ambition esthétique. Sa familiarité avec les discussions en cours l’autorise à relier le plan général au cas particulier. Il ressemble en cela à « l’artiste pédagogue et politique » dont Friedrich von Schiller dissertait dans la quatrième de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, « pour lequel l’homme est à la fois ce sur quoi il travaille et ce qu’il a à faire. Ici le but se confond avec la matière, et c’est seulement parce que le tout sert les parties, que les parties doivent s’accommoder au tout . » [8]
Puisse son talent de traducteur aider les responsables des enseignements scolaires à mieux entendre les attentes des militants de l’art à l’école, et réciproquement. On ne saurait trop recommander de mettre ce plaidoyer entre les mains des uns et des autres, de l’instituteur au recteur, de l’agrégé à l’inspecteur, de l’interprète au chercheur, du chorégraphe au plasticien, de l’animateur d’éducation populaire au ministre de l’Éducation nationale. Il laisse espérer que la doctrine de l’éducation par l’art entrera sans plus tarder en vigueur en maints points du territoire, que des foyers d’invention deviendront aussi des lieux de formation où comédiens professionnels et praticiens amateurs, artistes et enseignants, élèves et professeurs apprendront à se mettre en jeu sous le regard des spectateurs.
Emmanuel Wallon