L’engagement présidentiel
Comme ses rivaux dans les primaires citoyennes et plusieurs de ses adversaires aux présidentielles – Nicolas Sarkozy compris –, le nouveau chef de l’État a fait siennes les conclusions des experts et les recommandations des praticiens : la fréquentation des arts doit commencer dès le plus tendre âge. Après quarante ans d’expériences aussi positives que facultatives, la généralisation de l’EAC s’impose comme la seule solution pour satisfaire à la fois l’impératif de la rénovation pédagogique à l’école et l’exigence d’égalité d’accès à la culture. L’affaire intéresse les administrations de l’Éducation, de la Culture et de la Jeunesse ; elle implique l’ensemble des collectivités territoriales : autant dire qu’il s’agit d’un enjeu de premier ordre pour les politiques publiques.
Chez François Hollande, l’adhésion à cet objectif dépasse les propos de circonstance. Il l’avait affiché le 17 juillet 2011 au Festival d’Avignon, quand il n’était encore qu’un candidat à la candidature. Il a tenu à le mettre en avant le 22 janvier 2012, dans son discours du Bourget, et n’a pas manqué d’inscrire, quarante-quatrième parmi ses soixante propositions aux Français, dévoilées le 26 janvier, sa détermination à lancer un « plan national d’éducation artistique ». Il est revenu sur le sujet avec insistance tout au long de la campagne, notamment le 18 mars 2012 dans son adresse aux professions culturelles, lors de la soirée « Génération création » au Cirque d’hiver. C’est dans son intervention aux Biennales internationales du spectacle (BIS) de Nantes, le 19 janvier 2012, qu’il a tracé le plus clairement ce programme, en présence du futur premier ministre Jean-Marc Ayrault.
« L’accès de tous à la culture, c’est aussi et c’est surtout l’éducation, l’éducation artistique et populaire. La démocratisation relève de l’école, de la formation, et demande des politiques de long terme. Je lancerai, si les Français m’en donnent mandat, un plan national d’éducation artistique, piloté par une instance interministérielle, doté d’un budget propre, rattaché au Premier ministre. L’objectif est que nos enfants puissent bénéficier d’une éducation et d’un apprentissage artistiques tout au long de leur vie scolaire, de la maternelle jusqu’à l’université. Les pratiques amateur, essentielles à la démocratisation de la culture, devront être encouragées et valorisées. Et si nous parvenons à installer dès le plus jeune âge le sens et l’amour des découvertes, détachés de l’obsession du matériel, alors quelque chose de fondamental sera acquis. Cela suppose que l’éducation culturelle et artistique ait une place prépondérante dans les concours de recrutement, dans la formation initiale des enseignants, qui devra être rétablie, dans la formation continue. Il conviendra de faire davantage place aux artistes dans les établissements scolaires. Enfin, l’histoire de l’art doit devenir une discipline à part entière, avec ses concours de recrutement. »
On en attendait pas moins d’un homme qui a fait de la justice sociale sa boussole, du souci de la jeunesse le pivot de son pacte avec le pays, du recrutement de 60.000 enseignants en cinq ans la marque de son volontarisme et qui, le jour de son investiture, a honoré l’école républicaine au pied de la statue de Jules Ferry. Force est de constater qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait pris des engagements si précis. Reste à comprendre pourquoi leurs bonnes intentions s’effilochèrent et à mesurer les vents contraires contre lesquels la résolution de François Hollande devra s’affirmer jusqu’au bout de son mandat.
Les raisons de l’art à l’école
Les arguments en faveur de l’éducation artistique ne manquent pas, qu’ils émanent de philosophes ou de sociologues, de psychologues ou de pédagogues.
Les premiers observent que l’injuste répartition des droits entre membres d’une collectivité procède d’un « partage du sensible », pour emprunter les mots de Jacques Rancière, autrement dit d’une division sociale de l’espace, du temps et des activités qui confine la majorité des individus dans un rôle mineur. Ils savent que cette distribution « des parts et des places » découle elle-même de l’inégalité d’accès à la « fonction symbolique » chère à Roger Caillois. Pour exercer sa puissance, le libre arbitre requiert un degré de subjectivité impossible à acquérir sans un minimum d’aisance à s’orienter dans l’univers des représentations. La maîtrise des codes du langage, la conscience d’un arbitraire du signe, l’ouverture à l’ambiguïté des significations, la mise en forme des apparences, la « logique de la sensation » pour parler comme Gilles Deleuze à propos de Francis Bacon, [1] enfin tout ce qui permet de lier émotion et cognition, d’articuler les perceptions aux savoirs et de conjuguer la réalité avec la fiction passe par la fréquentation des arts. Ceux-ci ne servent pas qu’à élargir l’imaginaire et exalter l’invention, ce qui les parerait déjà de vertus éducatives, sinon d’une utilité économique. Ils permettent aussi de valoriser l’effort en liant l’apprentissage d’une discipline à la jouissance de l’œuvre : « Ce qui aliène, ce n’est pas le travail, mais la répétition », explique Arnaud Villani, spécialiste de Kafka et de Deleuze. « Il n’y aura pas entièrement répétition si certains éléments conservent une valeur de seuil. Car au-delà du seuil, il y a incommensurabilité. La fête, le jeu, l’œuvre introduisent un principe de modification divergente. » [2] La notion de jeu est vitale chez Caillois, [3] de même que chez Huizinga dont l’homo ludens s’inscrit dans le développement culturel à la fois comme complément et prolongement de l’homo sapiens et de l’homo faber. Pour lui la poésie (et l’art au sens large) a une fonction ludique, mais le jeu est une affaire sérieuse. [4]
C’est également le cas en psychologie. Donald W. Winnicott, [5] opère une différence entre les games, réglés par des conventions sociales, engendrant du « faux soi » (false self), et le playing, libre activité créatrice produisant du « vrai soi » (true self). Il a montré comment ce dernier, éclos dans l’aire intermédiaire qu’il nomme « espace potentiel » entre la mère et le nourrisson, s’épanouit ensuite chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte par le biais d’expériences culturelles, au premier rang desquelles il désignait la religion, la philosophie, mais surtout l’art, qui lui permettent de négocier entre ses désirs et les réalités, d’apprendre à arbitrer entre le domaine subjectif et le règne objectif. [6] Jean Piaget l’a bien compris, qui attribuait à la construction symbolique une importance cruciale dans la genèse de l’individu. [7] Les jeux d’illusion du théâtre lui paraissaient à cet égard des plus fructueux en ce qu’ils autorisent une infinité de variations à vue entre le vrai et le faux, procurant une double expérience – physique et critique – de la métaphore. Des collèges jésuites du XVIIe siècle aux ateliers d’art dramatique d’aujourd’hui, beaucoup d’éducateurs sont arrivés à une conclusion similaire par leurs propres chemins. [8]
La sociologie, de son côté, n’en finit pas de vérifier la portée du concept de capital symbolique, lequel, d’après Pierre Bourdieu « n’est pas autre chose que le capital économique ou culturel lorsqu’il est connu et reconnu, […] selon les catégories de perception qu’il impose », et le fait que cette domination symbolique contribue « à reproduire et à renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l’espace social. » [9] Les enquêtes statistiques mettent en évidence l’influence du capital culturel, lui-même tributaire de l’origine sociale, de l’héritage familial et de l’itinéraire scolaire, non seulement sur les loisirs des jeunes mais encore sur leur réussite ultérieure et leur insertion professionnelle. Certains travaux, notamment ceux de Sylvie Octobre, indiquent cependant que cette « reproduction », si impérieuse soit-elle, n’a pas le caractère automatique qu’on lui prête souvent. Ils confirment certes que l’acculturation s’accomplit d’abord en famille, en classe et en groupe, suivant les prescriptions respectives des parents, des professeurs et des pairs. Mais la chambre, reliée aux réseaux sociaux par les canaux électroniques, devient à son tour un espace d’autonomie où l’enfant entre en relation aussi bien avec ses amis prescripteurs qu’avec un marché séducteur. Il dépendra de ses aptitudes acquises et de ses facultés de discernement que ces liaisons l’émancipent au lieu de l’aliéner. [10] Encore faut-il qu’on l’ait au préalable incité à qualifier ses usages et affiner ses choix.
C’est pourquoi les experts et praticiens de tous horizons, scientifiques, artistiques et géographiques qui planchèrent en 2007 sur l’évaluation des effets de l’éducation artistique [11] ont convergé sur l’idée que son efficacité repose sur un trépied : l’acquisition de savoirs, la découverte des œuvres, la pratique des disciplines. L’enfant doit franchir trois seuils pour accéder aux mystères de l’art. L’artiste ou l’auteur laisse ouverte la porte d’un verger dont il invite le jeune visiteur (lecteur, auditeur ou spectateur) à goûter les fruits. Afin de l’aider, le maître déverrouille la grille d’enceinte en lui transmettant son savoir sur les langues, les techniques, les époques, les styles, les formes, sur les hommes et les femmes qui les modèlent. Mais l’élève s’appropriera mieux ces richesses s’il pousse lui-même la barrière du jardin pour y construire sa cabane. Il convient pour cela que son désir s’enhardisse. Seule une petite minorité d’élèves bénéficie de tels encouragements dans son milieu familial, son entourage amical ou son environnement territorial. Il faut donc les prodiguer dans l’espace éducatif.
Antécédents et obstacles
Les sciences politiques ne peuvent que se rendre à ces raisons liguées. De concert avec l’histoire contemporaine, elles ont rappelé que la perspective de la démocratisation culturelle fut tracée par des républicains soucieux de conférer aux futurs électeurs les attributs d’une pleine citoyenneté, avec le concours des instituteurs et des militants de l’éducation populaire. Elles ont admis que l’augmentation des dépenses nationales et territoriales ne suffisait pas à garantir le rajeunissement, l’élargissement et surtout la diversification de l’audience des institutions culturelles, au sein de laquelle les détenteurs du privilège de l’instruction sont de loin les plus assidus. Elles ont établi que la promesse malrussienne de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité […] au plus grand nombre possible de Français » [12] ne pouvait éluder la préparation d’une telle rencontre, comme si elle procédait d’un simple « choc électif ». Elles ont réfléchi aux conséquences de politiques publiques qui éloignent l’artiste de l’enseignant et de l’animateur, séparent le professionnel de l’amateur et isolent le connaisseur du néophyte. Elles ont identifié l’école comme un système propice à la sélection des élites mais aussi comme le principal champ de lutte contre les inégalités. Elles ont analysé les résistances aux tentatives antérieures d’y ménager une place accrue aux arts. [13] Il leur faut encore éclairer les conditions d’une réorientation de l’action publique.
Résumons. Une solide attache entre la culture et l’instruction publique avait été nouée dans l’article 13 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui fait toujours partie du bloc constitutionnel de la Ve République : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. » Né en 1959 de la partition entre l’Éducation nationale et les Beaux-Arts, le ministère des Affaires culturelles a longtemps abandonné l’enfant à ses anciens tuteurs pour mieux s’occuper de l’adulte. Amputée en parallèle de la Jeunesse et de l’Éducation populaire, l’administration de la rue de Grenelle a elle-même distingué l’élève, auquel elle vouait tous ses soins, du jeune, confié aux associations et à leurs animateurs. Seules la musique et le dessin, qui s’étaient taillé tant bien que mal une niche dans les programmes officiels sans aller jusqu’à compromettre la suprématie de la littérature, avaient droit à leurs classes, leurs heures, leurs concours et leurs professeurs, du moins au collège. Il fallut attendre l’introduction d’un « tiers-temps pédagogique » à l’école élémentaire en 1969, puis l’instauration d’un quota de « 10% pédagogique » en 1973, pour que les établissements concèdent ici ou là quelques après-midi à des sorties au musée et ménagent des espaces aux ateliers encadrés par des enseignants bénévoles, avec l’aide du Fonds d’intervention culturelle (FIC) dans le meilleur des cas. Les classes de patrimoine ont vu le jour en 1980 sur le modèle des classes de neige ou de nature, suivies d’autres expériences de transplantation. Le nombre de classes à horaires aménagés (CHA) pour la musique, le chant ou la danse s’est étoffé. Les interventions d’agents de l’extérieur se sont répandues peu à peu, grâce aux projets d’actions éducatives et culturelles (PACTE) à partir de 1979, aux projets d’actions éducatives (PAE) en 1981 et aux ateliers de pratique artistique (APA) en 1983.
Cette année marque un tournant : un premier protocole d’accord fut paraphé entre les ministères de l’Éducation et de la Culture. Avec l’appui de François Mitterrand, Jack Lang obtint des moyens pour développer les initiatives en partenariat entre les deux ministères, avec l’appui des collectivités territoriales, le concours des équipements culturels (médiathèques, musées, théâtres) qui se dotaient progressivement de services et de personnels spécialisés dans la médiation, la participation de compagnies de toutes obédiences et le relais des associations, fort actives dans le domaine du cinéma, du théâtre et de la lecture publique. Les alternances allaient bientôt doucher leurs espoirs. Si la loi Léotard du 6 janvier 1988 [14] offrit un cadre juridique à toutes ces formules de coopération entre artistes et enseignants, le manque de crédits leur conservait un caractère marginal et expérimental, contrastant avec la satisfaction générale exprimée par l’ensemble des protagonistes. Dix ans après le premier accord, alors que Jack Lang cumulait les deux portefeuilles, un nouveau protocole fut adopté entre les rues de Grenelle et de Valois, sans vraiment changer la donne. Les circulaires se succédèrent d’un an à l’autre, au rythme des solutions contractuelles qui appelaient en renfort tantôt les administrations de la Jeunesse et tantôt celles en charge de la Ville. C’est finalement le gouvernement de Lionel Jospin qui donna le coup d’envoi de la généralisation avec un plan quinquennal, lancé conjointement par Jack Lang à l’Éducation et Catherine Tasca à la Culture fin 2000, lequel prévoyait, outre l’essor des APA, la multiplication de classes à projet artistique et culturel (PAC). [15] La mobilisation des fonds et des effectifs, inspecteurs, recteurs et directeurs régionaux des affaires culturelles (DRAC) en tête, démarra aussitôt, aiguillonnée par Claude Mollard et Jean-François Chaintreau, entre autres. Les instituts de formation des maîtres (IUFM) s’investirent dans l’élaboration de stages et d’universités d’été en bonne intelligence avec les délégations académiques et des établissements artistiques dans le cadre de pôles de ressources disciplinaires.
Deux années ne s’étaient pas écoulées quand Luc Ferry et Jean-Jacques Aillagon, membres du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, stoppèrent net le convoi. Les motifs financiers fournissaient un prétexte plausible, mais à vrai dire les mobiles idéologiques l’emportaient dans une décision qui entraîna une rapide dégradation de la situation, surtout dans les établissements situés dans des zones défavorisées. Les ministres avaient cédé aux esprits chagrins, encore nombreux, et pas seulement dans les rangs de la droite, selon lesquels les excès du « pédagogisme » et l’abus d’activités « récréatives » aggravaient les déboires du système scolaire en le détournant de ses missions essentielles. Toute une rhétorique de la déploration, fustigeant la perte d’autorité du maître au nom de l’intégrité de la science, accablait des enseignants dévoués et des artistes chevronnés, coupables de croire que l’épanouissement de l’élève contribue au succès de ses apprentissages. L’éloge du mérite et la sacralisation des « fondamentaux » masquaient toutefois le renoncement au combat contre l’échec des moins fortunés, ainsi que des attaques récurrentes contre la carte scolaire ou le collège unique.
La pente fut difficile à remonter. Pris de remords, deux autres ministres de Jacques Chirac, François Fillon et Renaud Donnedieu de Vabres, annoncèrent une relance de l’EAC en janvier 2005, suivie d’effets si discrets qu’ils furent vite annulés, puis carrément inversés par les restrictions budgétaires des exercices ultérieurs. [16] Au terme d’une longue bataille, le décret d’application de la loi Fillon de 2005 a fini par intégrer les arts au « socle commun des connaissances et des compétences ». [17] Sitôt arrivé à l’Élysée, Nicolas Sarkozy demanda Christine Albanel et à son collègue de l’Éducation nationale de faire de l’EAC « une priorité de [leur] action », en les priant de traduire ce principe par l’introduction de l’histoire des arts dans les programmes. [18] Ainsi fut fait, mais au terme de son quinquennat, alors que la nouvelle matière demeurait démunie en termes d’orientations, d’encadrement et de sanctions, les moyens accordés à la pratique artistique proprement dite continuaient de s’étioler.
Les conditions de la réussite
Une si longue série de reculs et de reniements demande qu’on arrête davantage de précautions pour l’avenir. La volonté politique s’est de nouveau hissée au zénith, mais les forces adverses n’ont pas désarmé. Qu’il s’agisse d’objections pédagogiques, de pesanteurs administratives, de frilosités professionnelles, de réticences parentales ou de revendications corporatives, il suffirait qu’elles s’allient entre elles et s’unissent aux contraintes budgétaires, bien réelles, pour vider un plan national de son contenu. Le soutien de l’opinion est donc la première condition de réussite. Il importe de muscler l’argumentaire pour élargir le débat aux non-initiés, qui sont aussi les plus concernés car, faute d’offre scolaire, seuls les enfants de cadres supérieurs diplômés des grandes écoles trouveront leur voie vers l’art dans la bibliothèque familiale, au conservatoire du centre ville ou dans un cours de danse privé.
Il faut d’abord récuser les objections économiques. Loin de les dévaluer, la crise rehausse les raisons de la généralisation, comme le dit l’adage : "Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance". [19] En stimulant la motivation individuelle et l’implication collective des élèves, l’EAC apporte une contribution décisive à la résorption de l’échec scolaire, source d’un gigantesque gaspillage d’énergies et de talents. En ouvrant les établissements sur leur environnement, elle leur permet d’en exploiter les ressources institutionnelles et intellectuelles disponibles. En formant des jeunes gens capables de combiner technique et sensibilité, elle les prépare aux métiers à forte valeur ajoutée auxquels l’Europe semble condamnée à se convertir. Le « redressement productif » voulu par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault passe aussi par là.
L’EAC a des avantages sociaux à faire valoir dès lors qu’elle s’applique en priorité aux écoles, collèges et lycées des banlieues défavorisées et des zones rurales délaissés. Elle facilite la solidarité intergénérationnelle, le brassage des publics de tous âges ainsi que leur circulation entre les quartiers périphériques et les centres bien dotés. Ses mérites politiques ne sont pas moindres, car elle consent à des enfants de tous milieux et de toutes origines de participer à l’actualisation et à la recomposition d’un patrimoine commun dont ne seront plus exclues les références, les sonorités, les figures familières à leurs parents ou à leurs amis. Il est temps de réaliser qu’une communauté de destin ne se forge pas une fois pour toutes dans le creuset d’événements exceptionnels, mais qu’elle se refonde chaque jour à travers des échanges. L’éducation artistique est bien un vecteur de la démocratisation culturelle et un facteur du pluralisme des expressions.
C’est surtout en arrimant ses ambitions culturelles à ses visées éducatives que la gauche peut la faire progresser. Or l’EAC fonctionne déjà comme un moteur de la rénovation pédagogique, parce qu’elle encourage la dynamique de projet et la transversalité entre les disciplines. Étendue partout, elle soutiendra demain la mobilisation de la communauté éducative autour d’objectifs élaborés en commun, inscrits dans un plan national et un contrat territorial, dans le projet d’établissement et le programme de la classe. Elle ressoudera un monde scolaire artificiellement divisé entre partisans et adversaires de l’innovation. Elle motivera des enseignants ennemis de la routine, notamment en début de carrière.
Il y a plus important encore : privées de la découverte des lieux, de la rencontre des artistes, de la fréquentation des œuvres et de la pratique des disciplines, les connaissances risquent de demeurer lettre morte, fussent-elles gravées sur un « socle commun ». Rivée à ses claviers, la génération montante et « mutante », celle de « Petite Poucette », descendante du philosophe Michel Serres, [20] voit croître ses facultés d’association mais décliner ses facultés d’attention. Elle court surtout le danger de perdre le contact avec la mémoire vive de ses aînés. Pour elle, l’histoire doit revivre sur ses sites, l’instruction civique s’appuyer au monument, la géométrie se projeter dans l’architecture, le roman s’éveiller en bibliothèque, la pièce prendre corps sur un plateau, le mouvement s’incarner sous un chapiteau, le document s’animer sur l’écran, l’équation se faire fugue au concert. Il ne s’agit pas d’illustration mais d’intellection. Ce n’est pas du divertissement, c’est de la maïeutique. L’éducation artistique n’a rien d’une externalité vis-à-vis de la mission constitutive de l’école : elle est un impératif pour son accomplissement.
C’est pourquoi il faut désormais la considérer comme un « devoir de l’État », selon une formule de l’article 13 du préambule de 1946, cité plus haut. N’ayons pas peur du mot : en matière scolaire, la permission conserve les privilèges, c’est l’obligation qui émancipe. Ce principe doit avoir force de loi, ce qui ne dissuadera nullement l’expérimentation dans les méthodes, qui sera bien au contraire sollicitée. Il convient que les nouveaux textes relatifs au « socle commun » y affermissent la base de l’EAC de deux façons. D’abord en réservant dans le temps hebdomadaire de l’élève un quota d’heures pour des actions conçues, conduites et évaluées en partenariat par les enseignants et les artistes (ou d’autres intervenants extérieurs tels que conservateurs du patrimoine ou médiateurs culturels), que celles-ci se déroulent dans les locaux scolaires ou au dehors. Ensuite en consolidant la place de la musique, des arts plastiques et de l’histoire des arts dans les programmes des différents cycles, avec des crédits supplémentaires, des personnels qualifiés et des instructions détaillées. Il serait judicieux de rebaptiser cette dernière « Connaissance et pratique des arts » afin d’insister sur la nécessité d’un lien entre la théorie et l’expérience, la classe et l’atelier.
L’aménagement de la durée annuelle des cours et le retour à la semaine de cinq jours dans le primaire offrent une opportunité unique de réaliser cette réforme. On pourra âprement discuter entre experts si trois heures suffisent ou non pour l’EAC dans les écoles, si un quantum égal doit être consacré aux diverses modalités d’initiation aux arts dans les collèges et les lycées, ou encore être dédié d’une manière plus générale à une pluralité de projets pédagogiques fédérateurs. Mais une chose est sûre aux yeux des professeurs, des élèves et de leurs parents : il n’y aura ni obligation, ni généralisation, ni même extension qui vaille sans un volume horaire bien défini. Prétendre s’affranchir de cette contraindre, c’est renvoyer l’EAC au bénévolat, à la marge ou même à l’extérieur de l’école.
Rome ne s’est pas faite en un jour. Le plan national respectera donc l’ordre des urgences : une double priorité doit être reconnue à l’école primaire d’une part, parce que c’est avec elle que tout commence, d’autre part aux territoires défavorisés, périurbains ou ruraux, parce qu’ils furent les moins bien servis alors que les besoins y sont plus criants. La signature des contrats qui dispenseront les aides de l’État sera soumise à ces critères, mais aussi conditionnée par la mobilisation des acteurs publics, ainsi que des établissements scolaires et culturels sur l’ensemble du territoire concerné. La compétence et la disponibilité des agents revêtent une importance particulière. L’Élysée et Matignon ont promis de rétablir la formation professionnelle des jeunes enseignants, escamotée par le gouvernement précédent, avec l’appui des universités. Il incombe donc aux ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur de réserver sur leurs crédits les sommes permettant d’inclure, dans leurs cursus de master, leurs stages d’application et de formation continue, des temps d’initiation aux disciplines artistiques et de préparation au partenariat. De leur côté, les professions artistiques sont prêtes à s’investir davantage, elles l’ont déjà prouvé, à condition qu’il soit clairement indiqué que ces interventions relèvent bien de leur rôle dans la création et la transmission, et non d’une quelconque position d’auxiliaire dans l’éducation. En ce qui concerne les intermittents, il faudra préciser cela dans le cadre de la loi d’orientation sur le spectacle vivant, en chiffrant à un niveau décent le nombre d’heures prises en compte pour la délivrance des allocations chômage. Une procédure légère d’agrément (sans caractère obligatoire) pourrait leur être proposée en complément, afin de valider leurs compétences sur la base de l’expérience acquise.
La faisabilité du plan dépend non seulement du montant des moyens qui lui seront attribués par le budget de la nation, mais aussi de leur lisibilité et de leur pérennité, afin que les sacrifices consentis ne se révèlent pas sans lendemain. La définition de programmes spécifiques, enregistrés dans le cadre de la loi d’orientation sur les lois de finances (LOLF), voire dans une loi de programmation, paraît pertinente dans cette perspective. De tels engagements ne sauraient triompher des fluctuations du service de la dette et des vicissitudes de la vie politique sans ferme pilotage interministériel. Pour sceller la bonne entente, souhaitée mais jamais garantie, entre les ministres de l’Éducation et de la Culture, auxquels devront se rallier leurs collègues en charge l’enseignement agricole, de l’éducation populaire et de la décentralisation, les leçons de l’histoire commandent de prévoir la nomination d’un responsable de rang gouvernemental – pourquoi pas un haut commissaire ?– afin que le programme s’avère à la fois cohérent dans sa construction et contrôlé dans son application. Les bureaux qui lui seront adjoints au plus vite prendront à terme la forme juridique qui conviendra le mieux à sa mission, vraisemblablement celle d’un établissement public. Ce responsable devant coordonner la bonne marche du plan à l’échelle nationale, le problème de l’articulation des responsabilités entre l’État et les collectivités territoriales est posé. Les départements et les régions, déjà très en pointe dans les domaines éducatifs et culturels, auront à cœur d’élaborer et d’encadrer les dispositifs, pas seulement de les financer. Des conférences régionales dans lesquelles les rectorats et les DRAC joueraient bien sûr un rôle éminent semblent indispensables. Le nouvel acte de décentralisation annoncé par François Hollande pourrait en faire un exemple de bonne gouvernance. Revitalisés, redéployés, les pôles de ressources pour l’éducation artistique et culturelle (PREAC) y seraient invités pour que l’information irrigue en profondeur le terrain.
En relation avec le haut-commissariat, ces conférences auraient bien sûr loisir de soulever toutes les questions connexes, qu’il s’agisse des règles de rémunération des intervenants, de la répartition des options artistiques au baccalauréat, de l’essor des classes à horaires aménagés, des transports collectifs vers les établissements culturels ou de l’aménagement des locaux de pratique artistique dans les édifices scolaires et universitaires. Il existe sans doute bien d’autres mesures susceptibles d’encourager les rapprochements entre le monde scolaire et l’univers artistique. La rénovation des concours et des méthodes pour l’enseignement des arts plastiques et de la musique, l’ouverture plus large de ces dernières aux techniques de l’image et du son pourraient en faire partie. Une réforme de la procédure dite du 1%, vouée à l’insertion d’œuvres d’art lors de la construction ou la rénovation des bâtiments scolaires, prendrait tout sons sens dans ces circonstances. Introduite sous la IVe République, réaffirmée sous Malraux, étendue dans l’élan de la décentralisation qui confia aux communes les écoles primaires, aux départements les collèges et aux régions les lycées, cette obligation est dans l’ensemble respectée. Mais le processus et les finalités de la commande sont à revoir. L’occasion est trop rarement saisie pour aménager des locaux adaptés à la pratique artistique, pour impliquer les personnels et les usagers en amont de la conception, durant la phase de réalisation, ainsi qu’en aval afin de garantir la bonne réception de l’œuvre et sa conservation durable.
De nouvelles idées surgiront dans la société civile, dont les initiatives surprendront par leur vigueur. La sévérité des temps et des comptes en étouffera certaines, en rognera beaucoup, mais il faudra tenir le cap sur l’essentiel. À moins de renoncer à son dessein républicain, la gauche ne peut se permettre de manquer cette chance historique de traduire en actes ses convictions en matière de culture et d’éducation.
Emmanuel Wallon