Avant que des rangées de sièges n’accueillent mille princes, c’est-à-dire mille usagers du service public ou mille clients du marché des spectacles, mille critiques ou mille citoyens, le roi eût deux trônes pour son unique majesté. L’un d’eux a disparu. C’était un fauteuil d’apparat. Le souverain y reposait son corps naturel, tandis que son corps politique emplissait l’espace central du théâtre qu’il englobait pour rayonner sur le pays tout entier. L’autre reste vacant au côté cour de la scène. C’est un accessoire. Le décorateur l’a choisi juste assez noble pour que la dignité du personnage qui y paraîtra en représentation occulte la modestie du postérieur d’acteur qui en usera en son nom. Ce siège demeure à la disposition d’une autorité impersonnelle et interchangeable, tel un banc de ministre en séance de nuit dans l’hémicycle, ou le strapontin d’un député, relevé pour cause de retour prématuré dans sa circonscription.
Un siège en scène
Le trône du roi est fait des mêmes matériaux que le fauteuil du spectateur. On peut s’y adosser en confiance, contrairement aux décors de carton-pâte et aux toiles peintes qui forment le cadre de l’action. Son apparition ou son escamotage suffit à marquer un changement de temps ou de lieu. Alors que le poignard de théâtre se rétracte, que le révolver tire à blanc, l’acteur s’assied pour de bon sur sa chaise. Celle-ci, parmi les rares objets qui assument en scène une fonction similaire à celle qui leur est affectée dans la vie, constitue donc le premier élément tangible de la représentation. Cette qualité concrète lui reste reconnue longtemps après le déclin du monarque. Elle demeure même après que le personnage ait déserté le plateau, comme Eugène Ionesco le suggère dans Les Chaises.
Un siège attend à la lisière de la coulisse. Le metteur en scène l’occupa au cours de certaines répétitions qui l’obligeaient à serrer le jeu de près. Le régisseur l’a monté sur roulettes pour en assurer la silencieuse évolution et cette précaution - sinon ses accoudoirs tapissés de chaud velours, on ne saurait le dire - lui donne un air de monarchie parlementaire à l’anglaise, avec feux de fausses bûches dans la vraie cheminée Tudor. Des acteurs le manœuvrent tantôt. D’autres l’ignorent. Celle qui joue la belle de la maison (Iphigénie, Ophélie, Alcmène, Atalide, c’est selon) s’y jettera peut-être en travers pour étirer ses jambes, peigner ses cheveux, lire un billet et monologuer un brin. L’homme qui incarne le roi - enfin l’instance qui en tient lieu, prince de Vérone ou doge de Venise chez Shakespeare, général chez Racine, magistrat chez Corneille ou cardinal papabile chez Brecht - passe sans s’asseoir. Il porte un ample manteau par dessus ses effets, car cet habit suffit pour endosser la légitimité de sa fonction. En revanche le comédien qui joue en vêtement de ville un chef rebelle à la loi - caïd d’une bande de malfrats pour Genet ou reine des travestis de Montmartre avec Copi, soldat carnassier ou prédateur financier du côté de chez Bond - fait subir à l’objet les sorts que son arrogance commande : il s’y vautre, l’escalade comme une tribune, puis le culbute dans un accès de colère.
Enfin personne ne se tient dans ce fauteuil ainsi qu’il convient de le faire. Il est vrai qu’une misérable chaise isolée dans la nudité de la scène a déjà des allures de chaire. Les tabourets que Léon Gischia, à la demande de Jean Vilar, posait pour les seigneurs d’Avignon sur le grand plateau de la Cour d’honneur où le pinceau des projecteurs avivait les couleurs des costumes, constituaient des appuis à la hauteur des dieux, des héros et des rois. D’autres décorateurs ont ménagé sur leurs praticables des degrés qu’il suffit de gravir pour manifester autant de superbe. Certains préconisent encore le port de la couronne, bien sûr, mais le statut qu’elle confère se lit mieux dans l’attitude des serviteurs, des familiers et des vassaux. “Le roi”, résuma un jour Claude Stratz, alors qu’il assistait Patrice Chéreau dans sa mise en scène de Hamlet, “c’est celui qui ne touche pas les portes”. Qu’une paire de gardes les ouvre devant lui, qu’un mécanisme ou un machiniste les efface à son approche, que le scénographe ait jeté ces portes à terres à l’instar de Richard Peduzzi, et le charisme du souverain en impose à l’assistance mieux que s’il avait brandi son sceptre. Les pouvoirs d’aujourd’hui n’ont pas perdu cette faculté de franchir les murs. Au contraire ils l’ont si bien acquise qu’ils tendent à disparaître comme des organes sans corps. Ce prodige tient autant à leur ubiquité qu’à leur multiplicité.
Le monarque à pied
Une visite au Louvre suffit à vérifier que cette question de figure fut couverte dans presque toute son étendue par la peinture et la sculpture, pour les portraits de rois. Soit le séant manque car seul le buste du monarque, tel jadis un empereur de Rome, toise l’artiste à l’instar des vassaux et des vilains : ainsi Jean Clouet, nommé peintre de cour en 1523, traite-t-il François Ier dans une huile sur bois, et Maurice Quentin de la Tour présente-t-il Louis XV, dans un pastel de 1748 environ. Soit le trône est dissimulé derrière les plis du manteau fleurdelisé tandis que le souverain garde la pose, sceptre en main comme Louis XIV en habit de sacre, dans le morceau de bravoure de Hyacinthe Rigaud en 1701. Soit encore, à la façon de Marc-Aurèle ou du Colleone, l’homme fait corps avec son cheval, fondement de puissance, vecteur de gloire. Deux tableaux de 1635 divergent en interprétant le royal motif. Quand Philippe de Champaigne campe son Louis XIII couronné par la Victoire dans la riche armure qu’il aurait pu porter au siège de La Rochelle, Antonie Van Dyck ose montrer à pied son Charles Ier à la chasse, suivi de sa monture et sans autre attribut que son éminente élégance. Jacques-Louis David réalise ce grand écart à l’envers et en trois œuvres, la première conférant l’immortalité à Marat assassiné dans sa baignoire (1793), la seconde vantant la fortune de Bonaparte sur un cheval cabré au col du Grand-Saint-Bernard (1800), la troisième enregistrant le geste de Napoléon sur le point de ceindre son propre front de la couronne (1806-1807) .
Il est vrai que la “place du Roi”n’est pas strictement assignée par la chronologie. Pour étudier sa fonction dans Les Ménines de Velazquez, il faut retourner en 1656 et se rendre au Prado. En 1997, l’historienne d’art Manuela Mena a donné de cette allégorie une lecture bien différente de celle de Michel Foucault dans Les mots et les choses, mais qui n’infirme en rien les observations du philosophe sur l’investissement du tiers regardant, le sujet : “... l’hôte de cette place ambigüe où alternent comme en un clignotement sans limite le peintre et le souverain, c’est le spectateur dont le regard transforme le tableau en un objet, pure représentation de ce manque essentiel.” Après David, ce révolutionnaire rentré dans le rang, les peintres délaissent peu à peu des autocrates en voie de déchéance. Portraitiste de la Cour d’Espagne depuis 1786, Goya assombrit sa palette en hommage aux victimes des Désastres de la guerre napoléonienne, vers 1810. Delacroix prend le parti des Grecs opprimés (Les massacres de Scio, 1824) et des Parisiens insurgés (La Liberté guidant le peuple, 1831), dont Courbet prend la tête pour abattre la colonne de l’ancien despote en 1871. Manet peut dès lors vouer l’essentiel de son art à ménager La place du spectateur, selon le titre de l’ouvrage que l’américain Michael Fried a consacré à l’esthétique de Diderot. Par la suite l’artiste n’en finit plus de réduire en morceaux le miroir dans lequel le prince se reflétait devant le peuple.
Ce refus de la frontalité, dont Peter Brook remarquait qu’il inaugure les recherches de la mise en scène moderne, Georges Banu en a pisté l’anti-héros dans l’histoire de la peinture, du théâtre et du cinéma : c’est L’Homme de dos. Les protocoles de cour, interdisant de tourner les talons au monarque, allaient parfois jusqu’à exiger qu’on le quittât à reculons. Le sujet de dos ne se contente pas de montrer la face obscure de l’humain. En se soustrayant visiblement à la toute-puissance du regard, il “enfreint un tabou, transgresse l’autorité d’une loi, introduit du relatif dans le royaume de l’absolu”. Une autre ère débute avec lui, nous entraînant jusqu’à Francis Bacon, dont les toiles montrent tantôt un Pape Innocent X (1953) d’après Velazquez, hurlant silencieusement sur son trône qui semble une chaise électrique, et tantôt son ami George Dyer, prostré sur un siège de WC.
Tristes sires
La crise du personnage, selon Robert Abirached, commence par l’effondrement d’une certitude concernant l’assise et la stature des puissants. “Rois ou princes, héros guerriers ou demi-dieux légendaires, figures sacrées ou façonneurs d’histoire, tels sont Pyrrhus, Tamerlan, Richard II, le Cid, Othello, Xerxès, Prométhée, Œdipe, Sertorius. Leur nom indique leur statut et nous renseigne implicitement sur les événements les plus notoires de leur existence”. Après Oedipe le tyran, l’illustre Agamemnon, Septime Sévère, Charlemagne, Henri V le brave, Charles Quint le magnifique, le sage doge de la Sérénissime et Louis le Quatorzième sont venus Louis XVI dit Capet, Napoléon le petit, Ludwig le fol héritier de Bavière, Nicolas II Alexandrovitch le sanglant, tous balayés par tant de révolutions qu’il n’est guère resté sur la scène politique du XXe siècle, pour paraphraser Anatole Lounatcharski, que “Sa Majesté le prolétariat”, entourée de ses bouffons. Comment mimer au théâtre le rôle cédé par le roi dans la cité ?
Depuis longtemps les palais sont passés sous le contrôle des parlements, quand ils n’ont pas été affectés aux organes des républiques. L’immortalité du monarque a cédé devant la précarité de l’élu. Au rythme des élections et des sondages, le temps borné des gouvernements à responsabilité limitée s’est substitué au cycle long des dynasties omnipotentes. Dans Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, mis en scène par Yves Beaunesne au Théâtre de la Colline en 1998, le mobilier du château descendait des cintres et y remontait au bout de câbles, aussi amovible qu’un chef de cabinet, instable à l’image de ce roi (Bernard Ballet) qui se cachait derrière un canapé renversé pour observer l’étrange créature introduite à la cour. Pour son adaptation théâtrale du Prince de Machiavel au théâtre de Nanterre-Amandiers en 2001, Anne Torrès a choisi la pluralité des voix afin d’incarner la diversité des occasions où s’éprouvera la vertu politique. De la même façon, le pluralisme qui anime le citoyen dans les principautés contemporaines, apparemment impossible à représenter sans réduction, trouve-t-il un écho choral dans l’espace du théâtre. Alors que l’époque tente encore d’inventer des souverainetés découplées du territoire, elle sait déjà concevoir une autorité détachée de son siège. Le fauteuil vide sert à cela : exprimer dans le langage des choses l’absence du roi à la face de ses sujets ; ou bien, ce qui revient au même désormais, suggérer sa présence dans chaque salon, de part et d’autre du petit écran.
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