À l’issue d’un siècle d’escapades hors des sentiers balisés du grand art, après cinquante ans de happenings, d’events et d’ « actions » en Amérique du nord et en Europe occidentale, la question reste entière de savoir quelle expérience prétend en définitive opérer une performance : une représentation (au sens de reproduction et de restitution), une anti-représentation (c’est-à-dire une démonstration ou une déconstruction de l’illusion), ou encore une irreprésentation (en d’autres termes une incursion dans l’informulable et l’indistinct) ? On examinera dans cette optique les partis pris esthétiques affichés dans deux genres spectaculaires où la scène française a fait assaut de vitalité et d’originalité durant ces dernières décennies : le nouveau cirque et les arts de la rue. Parce que les essais les plus insolites ne sauraient être confinés en chambre, bon nombre d’opérateurs ont risqué l’aventure hors des salles, sur le macadam ou sous des chapiteaux. Si les gens de la piste se réclament plutôt de la prouesse que de la performance, si les comédiens de rue revendiquent davantage l’intervention que l’expérience, les deux catégories pratiquent des formes d’irruption dans l’espace public telles qu’on pourrait les qualifier d’arts de l’extraversion.
Parentèles et inspirations
Les artistes « de rue » se montrent à la fois éclectiques et sélectifs dans leurs références. Quelques uns, en France, évoquent une parenté avec les provocations de Dada, les libres associations des surréalistes, les inventions des lettristes, les tentatives des situationnistes, les incursions des nouveaux réalistes. Comme leurs camarades allemands, italiens et catalans, ils mentionnent volontiers les parades du Bread and Puppet et les happenings du Living Theatre, mais la plupart omettent de citer Fluxus, Ant Farm ou le Wooster Group parmi leurs sources d’inspiration. Leur dessein de susciter des événements dans l’environnement urbain les renvoient parfois à l’exemple de plasticiens comme Christo, Buren, Stalker ou le GRAV, alors que leurs exploits comiques, physiques ou techniques les rattachent à la mémoire des clowns, des acrobates et des funambules. L’univers des saltimbanques est aussi cher à des metteurs en scène tels que Luca Ronconi, André Engel, Ariane Mnouchkine, Jérôme Savary dans les années 70, qu’aux bateleurs du Puits aux merveilles, de La Fura dels Baus ou d’Archaos dans les années 80. Les réformateurs du cirque avouent également quelques antécédents. Certains se prévalent d’Alfred Jarry ou d’Antonin Artaud. D’autres ont seulement aperçu les croquis de Parade, par Satie, Picasso et Cocteau, consulté des documents sur Kurt Schwitters, Oskar Schlemmer ou Karl Valentin, lu les carnets de Vladimir Maïakovski ou de Vsevolod Meyerhold, sinon simplement regardé les films de Charlie Chaplin, Harold Lloyd et Buster Keaton. Leurs cadets sont libres de glaner des précurseurs dans l’histoire de l’art. Tristan Tzara, André Breton, Marcel Duchamp, Isidore Idou, Robert Filliou, Guy Debord, Yves Klein, Jean Tinguely, Martial Raysse pourraient faire figure d’inaugurateurs sur la côte Ouest de l’Atlantique, tandis que Merce Cunningham, John Cage, Robert Rauschenberg, Alan Kaprow, Julian Beck, Judith Malina, Richard Schechner, Richard Foreman, Meredith Monk, Elizabeth LeCompte feraient office d’éclaireurs sur la rive Est, Joseph Beuys navigant sur une mer de feutre de l’une à l’autre terre.
En vérité, qu’ils soient promus des grandes écoles ou sortis des sentiers buissonniers, peu d’artistes agissant en espace ouvert se reconnaissent aujourd’hui dans les « filiations » et « origines » que les spécialistes leur déduisent par la suite : les uns par pure ignorance de tout précédent, les autres par rejet conscient des systèmes d’assignation identitaires analysés par le philosophe François Noudelmann.(1) Ils préfèrent élire leurs propres affinités dans un « imaginaire non analogique », pour reprendre la formule de celui-ci,(2) en convoquant leurs modèles à travers les époques, les continents et les genres. Untel paie son tribut aux improvisateurs du free jazz (les suaves et savants Ornette Coleman, Cecil Taylor, Bill Dixon, John Coltrane, Archie Shepp, Sun Ra), tel autre dit sa gratitude envers les rénovateurs du rock (dont Grateful Dead et Soft Machine), un troisième révère les émancipateurs du geste théâtral (parmi lesquels Tadeusz Kantor, Robert Wilson, Carmelo Bene), plusieurs désignent pour maîtres les perturbateurs du cinéma commercial (héros de la « nouvelle vague française » à la Truffaut, Godard et Rivette, sinon Hollywood Mavericks à la Kubrick, Altman, Cassavetes), d’autres encore admirent des auteurs de bandes dessinées (comme Will Eisner, Harvey Kurtzman ou Robert Crumb aux États-Unis, mais aussi Gotlib, Reiser ou Mœbius en France).
À l’appel de tous ces noms, il faut essayer de s’affranchir de l’alternance binaire de la rupture et du recul. Sa balance ne supporte que trois modèles temporels : la continuité du progrès sur la pente hégélienne du dépassement ou du soulèvement (Aufhebung) ; la dynamique des cycles qui rafraîchit à peine l’antienne nietzschéenne de l’éternel retour ; et la « fin de l’histoire » qui déboucherait sur le règne infini de la post-modernité. Au delà des reconnaissances de dette et des dédicaces aux aînés, les jeux de références et de citations servent à s’identifier et si possible à s’orienter dans un chaos de questions relatives à la portée de l’expérimentation artistique. La première est celle de l’interdisciplinarité ou multimédialité.
Les allers-retours fantasmés entre l’Europe et les USA permettent aussi d’effectuer des navettes entre les plateaux théâtraux et musicaux, plastiques et cinématographiques, littéraires et pluridisciplinaires. Recourant à une large palette de compétences, les artistes de la rue et de la piste s’honorent de figurer parmi les mieux fondés à afficher leur goût du mélange et leur maîtrise des combinaisons. Ils ont même fini par convaincre sur ce chapitre un petit nombre de directeurs de salles, parmi les plus avisés, pour qui la qualification d’un spectacle en tant que performance a l’avantage d’éviter le rangement dans une catégorie particulière. Il suffit que les codes de l’une soient confrontés à la grammaire de l’autre, qu’elles dialoguent ensemble ou qu’elles « s’interrogent » mutuellement, comme dit le jargon du jour, pour que l’œuvre soit réputée inclassable. Le problème est de savoir si les alliages de genres et les alliances de technique visent à reformer une totalité, une œuvre synthétique telle que l’opéra baroque put la rêver, ou s’ils servent davantage à aménager des articulations, des zones de friction comme les anciens élèves du Black Moutain College les explorèrent à travers leurs actions. On répugne à parler de performance quand les langages s’accordent pour former un objet homogène qui finira par trouver sa place dans les cases des programmes de saison ou dans les créneaux horaires d’un festival.
Projection en n dimensions
Course, équilibre, bond ou chute : le mouvement qu’admire le spectateur du cirque procède d’une concentration poussée à son apogée.Voyons ce que dit un critique averti du cas du saut, à la fois comble de l’acte et suspens du sens, élan ramassé mais geste insaisissable. Jean-Michel Guy observe un récent diplômé du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne arranger une sorte de catapulte (ou trébuchet) dont cinq « jeunes élégantes » à l’envers forment le contrepoids. « Le vol est si fulgurant et si surprenant - quoique vous l’ayez pressenti - qu’il n’a même pas eu le temps de vous couper le souffle : il a eu lieu dans l’instant même du souffle. Vous rêvassiez puis soudain quelque chose a eu lieu. Entre ces deux temporalités extrêmes, la lenteur de l’installation et le départ furtif, il existe comme un trou noir, une énergie concentrée en une tête d’épingle, de l’innommable, du presque imperceptible, du subliminal. Et puis il y a l’après coup, et c’est lui, finalement, qui s’avère époustouflant, le souvenir de cette chose si fugace et si folle que fut la voltige planée d’Odilon Findat. »(3) Cette rêverie pose le problème de la persistance des actes, c’est-à-dire du prolongement de leurs effets dans la mémoire de l’assistance. La réminiscence est le testament de la performance. Celle-ci vaut plus par les traces qu’elle laisse dans l’inconscient que par les conclusions qu’elle dépose dans l’intellect. Dans la mesure où elle récuse les conventions de l’imitation pour lui substituer une action non métaphorique, elle réfute d’un même élan les ruses de la distanciation et les commodités de la rationalité.
Le théâtre de rue pratique aussi une sorte de projection, mais celle-ci s’apparente au contraire à une dispersion, voire une dissémination dans l’espace public. Lorsqu’il se produit sur un plateau de plein air, ses échos se répandent aux abords de la place, bien au delà de l’aire de jeu, par dessus la tête des spectateurs qui la cernent. Cela se vérifie à plus forte raison lorsque la pièce processionne et que la troupe déambule. Alors le spectacle circule à travers les artères du corps urbain. Ses pics attirent la foule des badauds et ses clous ponctuent la rumeur de la ville, mais ni l’énergie des acteurs ni l’attention des assistants ne peuvent se condenser comme dans la cornue d’une expérience en laboratoire. « Depuis l’”agit-prop”, le ”happening”, le ”théâtre radical”, ce qui reste en continuité entre l’art en général, le spectacle de rue et l’étude contemporaine, c’est l’assurance que la production est une interaction, que toute production culturelle engage une vérité du monde » , écrivait la sociologue Sylvia Ostrowetsky, qui ajoutait : « ”La scène se passe à Vladivostok ” ; il n’y a plus de scène et Vladivostok est à nos pieds. Au lieu que l’on compare la ville à un théâtre, c’est le théâtre qui en sortant en ville accède à l’idée nouvelle d’espace urbain ».(4) Une expansion analogue advient dans le temps qui enserre usuellement la représentation. Si l’événement reste le « point nodal de la vie sociale »,(5) l’intervention artistique en milieu ouvert ne constitue pas un îlot dans son cours monotone mais à la fois l’aboutissement et l’amorce d’un processus complexe de relations.
Si tout art s’efforce de saisir le vif, il faut donc croire que le cirque le circonscrit dans le faisceau du projecteur, en un moment et un lieu déterminés, tandis que le théâtre urbain le propage dans l’étendue et la durée de la cité. Une conception aussi binaire ferait bon marché des conditions concrètes de la prestation. Les circassiens signalent leur présence à l’avance et à l’entour grâce au montage du chapiteau. Ils s’arment de câbles et de treuils, d’agrès et de régies, tout comme l’acteur du théâtre de plein air s’arrime à des tréteaux ou des façades, des amplificateurs et des jeux d’orgue. Certes, la technique des voltigeurs de la compagnie Anomalie (composée en 1995 autour du Cri du caméléon) ou bien des trapézistes de la troupe des Arts Sauts (active de 1993 à 2007), incorporée à force de discipline et d’entraînement, contraste avec celle des artificiers du Groupe F ou des machinistes de François Delarozière,(6) extériorisée dans une débauche d’attirails mécaniques, de matériels, d’éclairage et de sonorisation. Cependant l’hybridation entre les deux modes d’exposition des interprètes se révèle de plus en plus poussée, non seulement parce que la musique, le chant et la danse y participent, mais encore parce qu’on voit des acrobates triturer du texte (par exemple dans HUMAN (articulations), de Christophe Huysman, Cie Les Hommes penchés, 2007) ou des jongleurs manier des images (ainsi dans Zapptime # remix, de Philippe Ménard, Cie Non Nova, 2005), des arpenteurs de la mémoire marier la vidéo avec le trampoline (avec Play/Rec de KomplexKapharnaüm, en 2006, ou encore Singularités ordinaires, du GdRA, en 2008).
Derrière le prétendu clivage homme/technique se profile une opposition du réel au virtuel qui a déjà quelque chose d’aussi désuet que les antiques dualités du corps et de l’âme au Moyen Âge, de la chair et de l’esprit à la Renaissance, de la nature et de la culture après les Lumières. Plus féconde est sans doute l’alternative qui polarise l’ensemble des champs de l’art, entre la tentation de restaurer des formes dans leur autonomie - sinon leur pureté idéale - et l’envie de réhabiliter l’informel dans ses droits - simple figuration du banal.(7) Aucun domaine du spectacle dit vivant n’échappe à ce dilemme, surtout pas un cirque qui a pour habitude d’extraire l’exploit d’une gangue d’ordinaire, encore moins un théâtre qui balade ses extravagances au cœur du quotidien. Désireuses d’entretenir un rapport privilégié au public populaire, « assis » des gradins ou passants de la rue, les deux familles d’artistes lui donnent à partager ce qui reste un des enjeux du jugement de goût, selon Kant : délibérer sur la beauté sans accord préalable sur ce concept.
L’expérience esthétique exige néanmoins de maintenir un certain degré de tension entre le travail de la perception proprement dite et la jouissance liée aux sensations qu’elle procure. Or nombre de compagnies des deux catégories, que rapprochent leur penchant commun pour le merveilleux, tendent à amender au profit de l’illustration ou de la narration les stricts protocoles de la performance. Le refus de renoncer à la fiction comme ferment d’une meilleure réalité les incite à adoucir les rigueurs de l’épreuve. Leur appel à l’imaginaire du spectateur favorise le recouvrement du réel par la fiction, alors que le performer espère fracturer le glacis des apparences sous le choc de son acte. Il provoque la collision du signe avec son référent pour en libérer la charge, un peu comme les physiciens scrutent les structures élémentaires de la matière dans un accélérateur de particules.
Logique de l’exception
Le doute qui s’écoule depuis près d’un siècle de la Fontaine de Marcel Duchamp a inondé tous les secteurs de la création artistique. En résumé : qu’est-ce qui garantit encore l’authenticité d’un acte à l’ère de la reproduction illimitée des œuvres et du clonage artificiel des espèces ? Des avant-gardes se sont successivement éreintées à formuler des réponses, jusqu’à ce que quelques apologues de la post-modernité persuadent les critiques, les marchands et bon nombre de praticiens que cette quête n’avait plus d’objet, la vérité d’une œuvre résidant dans sa cote ou dans le succès de son auteur. L’interrogation n’en persiste pas moins, car elle justifie tous les efforts que l’art doit consentir aujourd’hui pour se démarquer d’une industrie qui l’instrumentalise, de même qu’il lui fallut autrefois se distinguer d’un État qui l’assujettissait. Même les artistes qui façonnent des multiples et conditionnent la mode sont susceptibles de s’insurger un jour contre la loi des séries et la dictature du nouveau. Pour signifier leur égal rejet des routines institutionnelles et des logiques industrielles, ils invoquent alors deux valeurs qui se trouvent à l’honneur dans le glossaire de la performance : le risque et la gratuité.
Les gens du cirque possèdent une définition du péril plus crédible que toute autre, comme le remarquèrent fort tôt Théophile Gautier, Edmond de Goncourt et Barbey d’Aurevilly(8) . Les interprètes en gagent encore la réalité sur leur corps et parfois sur leur vie. Les accidents à l’entraînement sinon en représentation n’épargnent pas les interprètes du « nouveau cirque », même s’ils se montrent souvent plus soucieux de les conjurer que leurs aînés du cirque traditionnel. Transmise aux spectateurs, la conscience du danger augmente-t-elle la portée de leur expérience de perception ? Beaucoup de circassiens réfutent cette thèse : ils préfèrent transférer la tension des récepteurs vers les points les plus fragiles ou les plus délicats de leur prestation. Quand le jongleur français Jérôme Thomas, dans son Cirque Lili (2001), imité en cela par le Finlandais Jani Nuutinen (Circo Aereo) dans Un cirque plus juste (2008) - lance une boule de pétanque deux mètres au dessus de sa tête pour en amortir ensuite la chute sur sa nuque, chacun comprend qu’une erreur de trajectoire d’un cheveu lui eût été fatale mais voit aussi que le gros de la mise est ailleurs. Le pari n’a pas suspendu le poème. La bravade du trompe-la-mort avait pour principal enjeu de rehausser le prix des équilibres précaires et des gestes dérisoires par lesquels il a campé l’humain.
Les comédiens de rue se présentent comme des spécialistes de l’acte gratuit. Ils font ainsi l’amalgame entre une caractéristique économique de leurs spectacles, auxquels la population accède en général sans bourse délier grâce aux achats et commandes des festivals, des établissements culturels ou des services municipaux, et l’ambition esthétique de leurs interventions, qui visent à autoriser dans la cité des agissements échappant à l’ordre établi et des gestes affranchis de l’utilité maximale. Il n’est pas rare qu’on mobilise Georges Bataille et sa théorie de la dépense à la rescousse de la gratuité. Selon l’auteur de La Part maudite,(9) la société devrait consumer dans des créations sans contrepartie et des festivités sans finalité le surplus de richesses qu’elle tire de son activité ainsi que l’excès d’énergie qu’elle a reçu de la nature. L’hypothèse cadre mal avec « L’Essai sur le don » de l’anthropologue Marcel Mauss,(10) dont les descriptions de potlatch l’ont très librement inspirée, qui analyse en fait des échanges solidement structurés par les relations de voisinage et de parenté. En revanche elle entre en résonance avec l’analyse que Jean Duvignaud a menée de la fête comme « temps de la perte, de la dissipation ».(11) Le sociologue du théâtre, qui s’est penché au soir de sa vie sur Le Prix des choses sans prix,(12) avait médité auparavant sur une autre forme d’excès propre à l’homme, l’hybris (ou hubris),(13) à l’origine d’actes qui dérangent « les cadres de l’existence commune », tels que les scènes grecque et élisabéthaine les montrèrent. Il n’aurait sans doute pas dédaigné le désir des compagnies d’arts de la rue, de donner libre cours à cette sorte d’anomie en perturbant - ne serait-ce qu’en surface - les règles de la circulation marchande et du trafic urbain.
Provocation ou participation ?
Lors des spectacles urbains, l’imprévisible surgit soit de l’intérieur, soit de l’extérieur du cadre de représentation, selon que c’est une trouvaille de mise en scène, un phénomène météorologique, un mouvement de foule ou un incident de voierie qui en perturbe le déroulement. Avec les arts d’adresse et de prouesse, l’inattendu se produit presque exclusivement à l’initiative des interprètes, dans le cercle de la piste ou le cube du plateau. Par delà ce qui les sépare, les artistes du cirque et de la rue se rejoignent pourtant dans l’adresse au spectateur. Le rôle actif qu’ils attribuent à l’assistance est censé conférer une dimension politique à leur conception de l’expérience.(14) Contrairement à ce que certains proclament, le succès d’une telle démarche tient peu aux thèmes traités dans les pièces ou les numéros, à leur degré d’engagement social, éminemment variable suivant les troupes. Même sincère et profonde, leur implication dans la vie de la cité n’a qu’une valeur déclarative du point de vue qui nous intéresse ici tant qu’elle ne se déploie pas dans un système esthétique. Une décennie de militantisme sur le « front de l’art » a permis de vérifier qu’il n’existe pas a priori de solution de continuité entre l’originalité scénique et la radicalité politique, bien qu’elles réussissent parfois à se liguer pour saper les bastions de l’art officiel et de l’idéologie dominante.(15) L’affaire s’est corsée depuis que ces derniers se sont entrouverts aux contestataires. Après 1981, la stratégie des puissances publiques a remplacé la marginalisation de l’alternative par son institutionnalisation.
En France, les deux secteurs réputés rebelles ont bénéficié d’une reconnaissance de la part des autorités ministérielles, qui inaugurèrent d’abord une Année des arts du cirque en 2002-2003, puis promurent un Temps des arts de la rue de 2005 à 2007. Il va de soi qu’aucun certificat d’État ne saurait attester le caractère émancipateur d’une entreprise de spectacle. Au contraire, un soupçon d’instrumentalisation par le pouvoir pèse désormais sur des manifestations qui, sous couvert d’agitation événementielle et de transgression contextuelle, concourent à l’animation de l’agenda officiel et à la promotion de sa politique relationnelle. Le fossé n’est pas si profond qu’il semble de prime abord de l’intervention à l’institution et de la diversion au divertissement. Sortir du cadre, croiser les genres, rompre les conventions, pratiquer la transgression, cela ne saurait plus suffire à tracer une alternative à la toute-puissance du spectacle. La performance s’inscrit en « ex-cédent » et de manière « ex-centrée », nous dit Frédéric Maurin. Mais l’excentricité de l’art perd son caractère d’exception lorsque le pouvoir se divise entre cent pôles, que la société s’organise en mille réseaux, que l’économie disperse ses surplus, que la culture éclate en archipels.
C’est pourquoi il convient d’observer chaque fois de près ce que le spectateur investit dans sa participation et ce qu’il retire de sa contribution. Celui-ci doit se compromettre dans l’accord qu’il passe avec les artistes, de même que dans les dérogations qu’il consent au protocole. Il dépend de son degré de complicité que son expérience personnelle - dans la double acception de perception active et de compétence acquise - se dilue dans le magmas urbain et le flux festif, ou bien qu’elle accentue sa conscience et sa sensibilité.
Emmanuel Wallon
Illustrations : Odilon Findat et PlayRec de KomplexKapharnaüm.
1) Voir Pour en finir avec la généalogie, Éditions Léo Scheer, Paris, 2004.
2) Ibidem, p. 232.
3) Jean-Michel Guy, « La machine à s’envoyer en l’air du jeune Odilon », in Stradda, n° 7, HorsLesMurs, Paris, janvier 2008, p. 55-56.
4) Sylvia Ostrowetsky, Préface à Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la rue », L’Harmattan, Paris, 2000, p. 15 et 16.
5) Ibidem, p. 15.
6) Groupe F, Des Paysages, et François Delarozière, La Symphonie mécanique, Les Pop’s, Festival pour les arts turbulents, 16-28 septembre au Parc et à la Grande Halle de la Villette.
7) Cf. Arthur Danto, La transfiguration du banal (Harvard, 1981), Seuil, « Poétique », Paris, 1989.
8) Voir Sophie Basch, « Barbey d’Aurevilly et la critique de cirque », in E. Wallon (dir.), Le Cirque au risque de l’art, Actes Sud-Papiers, Arles, 2002, p. 158-165.
9) Voir La part maudite (1949), in Georges Bataille, Œuvres complètes, vol. VII, Gallimard, Paris, 1970 (et Minuit, Paris, 1967).
10) Paru pour la première fois dans L’Année sociologique, 2e série, 1923-1924, Vol. I ; voir le commentaire de Jean-Christophe Marcel, « Bataille et Mauss : un dialogue de sourds ? », in Georges Bataille, Les Temps Modernes, Paris, n° 602, janvier-février 1999, p. 92-108.
11) Cf. Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Actes Sud (1973), Arles, 1991 ; voir David Le Breton, Le Théâtre du monde, Lecture de Jean Duvignaud, Presses de l’Université Laval, Montréal, 2004, p. 59.
12) Actes Sud, Arles, 2001.
13) David Le Breton, ibidem, p. 121 ; cf. Jean Duvignaud, Les ombres collectives, Sociologie du théâtre, PUF (1965), rééd. PUF « Quadrige », Paris, 1999.
14) Cf. E. Wallon, « La mobilité du spectateur » et « Bibliographie sur les arts de la rue », in Le théâtre de rue, Un théâtre de l’échange, sous la direction de Marcel Freydefont et Charlotte Granger, Études théâtrales n° 41-42, Louvain-la-Neuve, 2008, p. 192-221.
15) Voir E. Wallon, « Tout est politique, camarade, même l’esthétique ! L’extrême-gauche et l’art en France dans les années soixante-dix (quelques équivoques d’époque) », in Une histoire du spectacle militant, Théâtre et cinéma militants (1966-1981), C. Biet et O. Neveux (dir.), L’Entretemps, Vic-la-Gardiole, 2007, p. 47-79.