Conclusion
L’Europe ? Une question plus qu’un continent. À l’ouest, au nord, au sud, sa géographie lance dans les mers des isthmes en forme de points d’interrogation. A l’est ses plaines se prolongent en points de suspension... L’histoire résonne d’autres « ismes » qu’elle y déclina - féodalisme, mercantilisme, absolutisme, nationalisme, colonialisme, libéralisme, socialisme, communisme, consumérisme - comme autant de préludes à un hypothétique fédéralisme. En cinquante ans le nombre de ses membres a grandi de six à vingt-sept, mais ses citoyens ne savent pas à quel chiffre le compte aboutira. Croates, Serbes et Bosniaques, Monténégrins et Macédoniens, Kosovars et Albanais : qui les rejoindra ensuite, et dans quel ordre ? Partie bonne dernière, l’Islande pourrait remonter en tête de peloton. La Suisse ne semble pas tentée de lui emboîter le pas. La Norvège campe sur son double « nei » (non) de 1972 et 1994. Les Géorgiens et les Ukrainiens risquent d’attendre longtemps que la Russie leur lâche la bride. Quant aux Turcs, ces candidats opiniâtres, sur la voie d’une difficile réconciliation avec les Arméniens, ils se heurtent toujours aux objections de Chypre et aux réticences de la France.
Le projet de constitution s’est brisé en 2005 sur le vote populaire des Hollandais et des Français. Longtemps suspendu au vote des Irlandais, le traité « simplifié » de Lisbonne qui l’a remplacé pour servir de mode d’emploi des institutions est resté des mois en souffrance sur le bureau du président tchèque en attente d’imprimatur. Même le siège de l’Union manque d’assise : son Parlement se partage entre deux cités, Strasbourg et Bruxelles, alors que son Conseil se réunit comme une assemblée de copropriétaires, tantôt chez un voisin, tantôt chez l’autre. Jusqu’à ce qu’elle se dote d’un président à temps plein, sa présidence a tourné de capitale en capitale, fin 2009 à Stockholm, à Madrid, puis Bruxelles en 2010, ensuite à Budapest. Sa Cour de justice délibère à Luxembourg, sa banque centrale arbitre à Francfort. Quant à la Commission qui administre ses affaires, elle a, depuis le Traité de Rome, pris ses quartiers à Bruxelles, dans une métropole que se disputent les composantes d’un pays incertain de son avenir.
Un art du dialogue a mûri dans cet espace problématique : le théâtre. Comme le remarquait le sociologue Jean Duvignaud, disparu en 2007, les hommes ont toujours et partout agité les « ombres collectives », que ce soit dans la panse des cavernes, dans le secret d’un bois sacré, sur la place du village, à la cour d’un prince ou sur le parvis de la cathédrale. C’est cependant dans l’Attique antique, plus précisément dans le giron de la démocratie athénienne que le genre dramatique, à jamais flanqué de son double comique, formula pour la première fois son ambition de révéler la cité à elle-même. Tout art procède certes de la représentation, qu’il peigne les choses du monde ou qu’il décrive les détours de l’esprit, qu’il formule la condition humaine, chante les élans du cœur ou danse les états du corps. Mais celui-ci expose la représentation dans son plus simple appareil. Elle en fait son entreprise, son événement, son projet, son objet.
Les noces du théâtre et de la politique se célèbrent depuis vingt-cinq siècles sur les scènes d’Europe. On y vit, comme chez Eschyle autrefois et encore aujourd’hui chez le britannique Edward Bond ou le suédois Lars Noren, les vaincus adresser aux vainqueurs la question de leur commune humanité. On y entendit avec Sophocle, mais aussi Hölderlin et Anouilh, des Antigone de toutes origines opposer leur foi à la loi. On y découvrit grâce à Shakespeare la fragilité et la faillibilité des rois. On y rit grâce à Molière et Goldoni de l’imposture des puissants et des dévots, de la vanité des pères, des maîtres et des maris. Beaumarchais, Kleist, Hugo, Ibsen y donnèrent voix à l’exigence de vérité ainsi qu’à l’espoir de liberté. Tchekhov y a ausculté en médecin les rêves individuels et les désenchantements collectifs, bien avant que Beckett n’y dissèque le cadavre de nos illusions.
L’Union parle vingt-quatre langues officielles alors que cette Babel rêve et jure dans une soixantaine d’idiomes différents, parmi lesquels l’arabe et l’arménien, le kurde et le mandarin. Cela n’empêche qu’on y dit un peu partout Marivaux et Maeterlinck, Büchner et Brecht, Pirandello et Pasolini, Lorca et Arrabal, dans des traductions établies par des passeurs anonymes ou des écrivains de renom. De plus on joue désormais Harold Pinter et Howard Barker, Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce, Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, Heiner Müller et Marius von Mayenburg en version originale surtitrée.
Dès le XVIe siècle, les architectes italiens, suivant l’exemple de Palladio, avaient livré les plans d’édifices dédiés aux mots des poètes et aux jeux des comédiens, aux artifices des décorateurs et aux ruses des machinistes. Imités par les Espagnols et les Portugais, les Français et les Anglais, les Allemands et les Autrichiens, les Tchèques et les Russes, ils élevèrent de l’Atlantique à l’Oural des bâtiments dont la façade à colonnes, ornée de masques à rubans ou frappée en lettres d’or du nom des gloires d’alors, annonçait à la fois le rôle qu’ils assurent dans la ville et le rang qu’ils confèrent à la cette dernière parmi les nations civilisées. Dans ces écrins du regard où la hiérarchie sociale s’étage de loge en corbeille et du parterre au paradis, les scénographes purent perfectionner leurs inventions jusqu’à l’orée de l’ère industrielle.
Au XXe siècle s’engagea, de Londres à Moscou, la lutte du théâtre d’art contre le spectacle de boulevard, où se distinguèrent entre autres Craig et Stanislavski, mais aussi Meyerhold, Reinhardt, Antoine, Copeau, tandis que faisait rage la bataille du théâtre populaire contre le théâtre bourgeois, dans laquelle s’illustrèrent tant des théoriciens que des praticiens - sans oublier ceux qui posèrent à la fois des principes et des actes, de Piscator à Vilar). L’âge du bec de gaz avait promu le directeur de salle comme un nouveau personnage de la comédie urbaine, d’Édimbourg à Kiev. L’époque du projecteur électrique consacra le metteur en scène parmi les créateurs à part entière, à l’égal de l’auteur et du compositeur, aux côtés du réalisateur cinématographique. Ces artistes se sont avérés volontiers voyageurs, à l’instar des Polonais Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski, qui marquèrent la critique dramatique des années Gomulka et Gierek, Andrzej Wajda qui ponctua la chronique politique et théâtrale au temps de Walesa, Krystian Lupa (l’aîné) et Krzysztof Warlikowski (le cadet) qui renouvellent de nos jours la grammaire des plateaux. Passant d’école en conservatoire et de festival en atelier, leurs itinéraires croisent la route des compagnies qui n’ont jamais cessé de se mouvoir.
Le temps d’une pièce se répète et se perpétue, aussi longtemps qu’une maison permet de la monter. L’espace d’un spectacle s’étend aux dimensions des contrées qui l’accueillent en tournée. Et l’aventure se poursuit souvent hors des bâtisses, sous des chapiteaux, dans des entrepôts, des granges ou des friches, à travers les boulevards et les esplanades, car le théâtre est aussi chez lui dans la rue. Cultivant de nouveau ses accointances avec la musique et la danse, le cirque et les marionnettes, ou bien en retournant les outils de la vidéo contre le système télévisuel, il aime brouiller les repères et les conventions, les disciplines et les limites. Les frontières, il arrive que ce contrebandier les franchisse en douceur, telles les troupes de la MIR Caravane tentant d’effacer le mur de Berlin, en septembre 1989, deux mois avant son effondrement, mais aussi qu’il s’y casse les dents, comme le convoi d’artistes de Babel Caucase en route vers l’Ingouchie et la Tchétchénie, refoulé aux portes de la Russie en mai 2007.
On comprend par conséquent pourquoi dans l’Union européenne les territoires du genre dramatique et de la vie politique se recouvrent sans se confondre. Le budget culturel de la Communauté est minime, celui qu’elle consacre au théâtre infinitésimal. Dénoncer l’insensibilité des eurocrates ou l’avarice des gouvernements soulage les nerfs, mais ne résout pas le problème. Il ne faut pas seulement se demander comment l’Europe entend aider le théâtre, mais encore ce que le théâtre prétend lui apporter. L’ère du nucléaire n’est plus tout à fait celle des Lumières ; à l’âge digital, l’art diffère de ce qu’il était au temps des jeux de paume. Il est peu probable que le théâtre assume pour ce vaste ensemble d’États le rôle qu’il assura autrefois pour chaque nation, en illustrant sa langue, ses mythes, son répertoire, ses poètes et sa fierté. Qu’on ne compte pas sur lui pour exalter l’unité des peuples, car il se repaît de tensions et se nourrit de conflits. Nul ne fera un modérateur, dans les négociations entre nations, de celui qui abreuve son public de farces et de drames. À coup sûr il saura incarner la diversité, la créativité et la mobilité qui sont les mots d’ordre inscrits sur l’agenda communautaire, mais avec un faible effet d’entraînement sur les foules qui lui préfèrent des loisirs moins déroutants.
Sa force réside surtout dans sa fonction critique. Le théâtre reste abonné au travail de la pensée, même si celle-ci ne s’exprime plus nécessairement par le biais d’un dialogue entre des acteurs débattant d’un sujet d’actualité. Ses constantes incertitudes procurent aux citoyens les moyens d’affronter leurs propres doutes. Apprécions selon ses qualités l’exemple qu’il leur offre quand les idées chancellent, alors que les pays et les peuples, les pouvoirs et les marchés affrontent une tempête. C’est justement parce que ses forces sont précaires et ses ordres éphémères que la construction théâtrale résiste aux secousses. Lorsqu’il est portatif et relatif, son abri de planches, de toiles ou de tôles se déplace là où des hommes et des femmes se tiennent prêts à la rencontre ; même s’il est massif son bâtiment conserve un caractère fictif, puisqu’il réserve ses révélations à une assistance plongée dans l’obscurité. Nomade ou fixe, le théâtre leur procure en tous cas un appareil léger et maniable pour interroger la société, qui leur dévoile quels détours cachent les discours, de quels faux-semblants sont tissées les apparences. Il leur rappelle l’ambiguïté de toute interprétation et les familiarise avec des dispositifs de traduction. Enfin il aiguise en eux l’appétit de l’imaginaire et le goût de l’altérité. En d’autres termes, il ne se contente pas de dresser des tréteaux afin que l’idée européenne s’y promène ou se pavane. Il jette les plans d’une maison commune, qui ne se délimite pas par des murs mais se définit par des seuils : ses portes et ses fenêtres ouvertes sur le reste du monde.
Emmanuel Wallon