Spectateur assidu, je voue ces réflexions à un éventuel abrégé de théâtrologie péripatéticienne. [1]
La sociologie des publics, telle qu’elle s’est développée depuis trois décennies, demeure en majeure partie statistique et descriptive. Elle compte les spectateurs, puis les classe par genres, âges, catégories socioprofessionnelles, provenances géographiques et niveaux d’instruction, enfin elle recueille leurs opinions et leurs impressions, avant d’en tirer des conclusions sur le caractère plus ou moins reproducteur des pratiques culturelles, la nature plus ou moins distinctive des fréquentations artistiques. Or le spectateur - et tout particulièrement le spectateur des arts de la rue - ne se détermine pas de manière solitaire et ne se comporte pas de façon univoque. Pour emprunter au vocabulaire de la communication, qui raisonne en termes d’émission et de réception, le spectateur se contente rarement de son rôle de destinataire de l’œuvre. Lorsqu’il est libre de ses mouvements dans la ville, il fait aussi fonction de figurant du spectacle et peut devenir l’improvisateur d’un jeu solidaire, voire le coauteur d’une pièce collective et composite : un agent double, ou triple. Pour analyser le travail du spectateur et comprendre comment s’édifie son point de vue, l’indispensable observation des aménagements scéniques et des règles du jeu ne suffit donc pas. Il faut certes faire état des dispositifs de représentation et des circonstances d’interprétation, mais il faut aussi rendre compte des procédés d’interaction, parler des processus et non seulement des environnements. Bref, il convient de combiner l’analyse des transformations à l’étude des situations.
Tout agencement oriente le regard et conditionne l’écoute. A propos de théâtre, j’ai employé ailleurs l’expression de « constructions coulissantes » (in Mises en scène du monde, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2005). Elle convient a fortiori pour évoquer les scènes insérées dans le décor urbain et les narrations qui suivent le cours de la rue. Il reste à voir comment des constructions structurent la réception dès lors qu’elles impliquent des dispositifs de jeu réflexifs, qu’elles installent des systèmes d’affectation réciproque, qu’elles établissent des modes de relation aléatoires ? Sans craindre de contredire ceux, nombreux, qui pensent que l’assise du spectateur offre une base solide à son sens critique et ceux, pas rares, qui déclarent le confort utile à la concentration des facultés intellectuelles, des artistes font l’hypothèse qu’en imposant un déplacement physique au public ils l’incitent à la mobilité mentale.Il s’agit de le vérifier. L’esthétique de la perception doit être mobilisée à cette fin.
Lors d’une rencontre avec Pierre Duforeau (compagnie KompleXKapharnaüm) et Solange Oswald (Groupe Merci) le 13 avril 2006 à Sotteville-lès-Rouen, dans le cycle « Scènes Invisibles » organisé avec le concours du Parc de la Villette, de HorsLesMurs, Lieux publics et du ministère de la Culture, j’avais entamé cet examen en dissertant sur « l’invention du spectateur ». La notion revêt dans ce cas deux significations à la fois : elle exprime, d’une part, la convocation du public par les artistes dans des conditions qui déterminent un registre de perception et, d’autre part, l’imagination que les participants investissent dans l’accomplissement du spectacle. On reconnaît là deux problématiques chères aux penseurs du théâtre : la question de l’adresse, qui concerne autant l’individu isolé dans son fauteuil que l’assemblée réunie dans la salle, et la question de L’œuvre ouverte, posée notamment par Umberto Eco dans l’espace littéraire, qui résonne d’autant plus fort quand elle s’attache aux compositions instables de la scène et aux performances inégales des comédiens. Le lecteur d’un roman, l’auditeur d’un concert, le contemplateur d’un tableau, le visiteur d’une exposition, tout comme le spectateur d’une pièce ou d’un film, pallient par leur mémoire et leur fantaisie nombre de lacunes creusées dans l’œuvre par son auteur.
Il s’agit donc de restituer sa richesse et sa complexité à la notion de spectateur, souvent atrophiée par des stratégies de capture du public, soutenues par l’usage politique des statistiques relatives aux pratiques artistiques, aux fréquentations culturelles, au calcul de l’audience. La dimension politique du spectateur ne doit pas pour autant être tenue pour avérée du simple fait que celui-ci se trouve plongé dans un contexte urbain et placé dans une situation collective, car sa fonction de citoyen n’est activée que dans la mesure où il peut se déterminer en temps qu’individu cherchant à concilier un certain niveau de contrainte avec un certain degré de liberté en relation avec ses semblables. Ces réserves incitent à mettre en doute l’opposition entre récepteur passif et « spect-acteur », pour reprendre l’expression revendiquée par les praticiens du théâtre d’intervention. Aucun de ces termes ne semble vraiment convenir pour évoquer la subjectivité du spectateur des arts de la rue invité à s’investir dans le processus de représentation.
Pour analyser les multiples nuances de la réception critique chez un spectateur mobile choisi dans la foule, il faut prendre en considération les interactions intervenant aussi bien entre les interprètes et ce témoin particulier qu’entre lui et les autres qui assistent au spectacle. C’est pour tenter de cadrer un tant soit peu la variété de ces échanges que je me réfère à la notion de contrat, qui connaît maintes traductions juridiques mais possède aussi une acceptation en sémiologie, celle du « pacte de fiction ».
L’Unité mixte de recherche à laquelle j’appartiens, « Histoire des arts et des représentations », basée à l’Université Paris Ouest Nanterre, s’efforce de considérer les deux aspects de ces phénomènes qui se révèlent à la fois d’ordre esthétique et d’ordre politique. Dans le cas d’espèce des arts de la rue, il est intéressant de constater comment l’articulation entre ces deux ordres se dessine à la jointure entre la transaction sociale et la transgression artistique. Parler de contrat en cette matière ne signifie pas rabattre les rapports entre les protagonistes de la représentation sur un simple lien de délégation ou bien d’association. Cependant le caractère informel de l’accord qui prévaut entre les artistes et les spectateurs n’empêche qu’il s’applique de manière assez systématique. On appelle convention tout ensemble de règles ou de normes librement énoncées et consenties en commun en vue d’un résultat, soumis à une évaluation conjointe.
Il peut paraître paradoxal d’employer à tel endroit le mot de contrat, tenu en général comme encore plus fort et plus contraignant, alors que les arts de la rue se sont justement battus contre la plupart des conventions du théâtre classique, notamment celle de la séparation symbolique entre le domaine du réel et celui de l’imaginaire, l’aire du jeu et celle de l’observation.
Cependant l’usage d’un tel cadre ne contredit en rien l’originalité des œuvres conçues pour l’espace public. Celles-ci instaurent en effet une relation à la fois synallagmatique et multilatérale avec les spectateurs. Pour le dire autrement, cette liaison peut s’avérer très étroite, comme dans les Rencontres de boîtes de la compagnie Kumulus, ou plus distante, comme dans les grands déambulatoires de Royal de luxe, de Generik Vapeur ou d’Oposito, sans que soit jamais refoulée la conscience qu’elle s’inscrit sur le fond des rapports sociaux et de la vie collective. Les modalités d’un tel pacte sont entérinées par un accord tacite, extensible aux deux parties du public, à savoir l’assistance du premier cercle, celle qui se trouve au contact des artistes, à la lisière de l’aire de représentation et peut ainsi prendre activement part à l’échange, mais aussi les observateurs plus lointains, ceux qui se tiennent en retrait pour considérer la scène et ses abords, prêts à rompre le charme en sorte de se vouer à d’autres occupations.
Précisées ou modifiées au fur et à mesure, les règles de la représentation sont aussi susceptibles d’être dénoncées en cours de programme. Il en va bien sûr de même dans d’autres disciplines du spectacle et dans d’autres états de la réception esthétique. Le lecteur n’est pas libre de modifier la fin du récit, mais il peut la suspendre et se libérer à tout moment des contraintes du pacte de croyance. La convention de vision que passe l’amateur de ballets avec la troupe chorégraphique l’autorise à concentrer son attention sur chaque danseur en particulier aussi bien que sur le mouvement d’ensemble. Le principe du consentement réciproque est au cœur du contrat qui se noue dans les spectacles, qu’ils soient statiques, modulables ou déambulatoires... En la matière, les dispositifs importent moins que les situations. Celles-ci font alternativement passer le spectateur des arts urbains d’une attention flottante à un état de concentration intense, mais aussi parfois à une franche dissipation selon les environnements et les agencements dans lesquels il évolue, que les artistes sont loin d’avoir tous déterminés.
Tout se déroule comme s’il assumait à la fois deux rôles de témoins, d’une part celui du contemplateur immobile, arbitre des nuances entre le réel et la fiction, critique dont le regard s’exerce sur la représentation, et d’autre part celui du promeneur qui interprète la ville au fur et à mesure de ses pérégrinations, comme s’il lisait dans le tracé des rues ou sur la page des façades, et dont la littérature offre des exemples variés depuis les métamorphoses de la ville à la fin du XIXe siècle (Baudelaire, Walter Benjamin, Louis Aragon, Léon-Paul Fargue, Georges Pérec, par exemple, jusqu’aux « dérives » de la « psycho-géographie » de Guy Debord...
Le recours au vocabulaire du contrat amène à retenir une autre notion, celle d’assistance, pour évoquer les fonctions dévolues au public. Il est en effet difficile de considérer la gestation de l’œuvre et le déploiement de ses significations sans mobiliser cette solidarité, cette complicité qui se construit entre les divers agents de la fiction, spectateurs compris. Sans leur concours et leur consentement, il ne serait pas posssible d’aménager un espace pour l’imaginaire, ni de construire des codes selon lesquels associer les acteurs aux personnages, ni de convenir des modes de coorespondance entre les signes et les choses. L’espace public se présente en même temps comme un terrain concret à parcourir et une scène de fiction à investir. De même que la formation de la pensée individuelle opère à travers des schémas et des figures qui ont leurs équivalents dans le monde physique, la conscience collective procède à travers des « instances topiques » - des lieux communs, si l’on préfère - qui ménagent des passages entre le registre esthétique et le domaine politique.
En somme, si le spectateur n’est pas d’emblée mis en condition d’exercer l’ensemble de ses facultés de citoyen, il peut au moins jouir de tous ses privilèges de citadin. Il est invité à se mouvoir et à s’émouvoir, à évoluer et à s’orienter, à enrichir son regard et à découvrir les perspectives inattendues qui s’offrent à lui dans le magma urbain. Les arts de rue, même lorsqu’ils s’expriment sous couvert de récréations festives, proposent des arbitrages originaux entre la raison et l’illusion, entre le désir de participer à une manifestation collective et le souhait de se livrer aux jeux de la fantaisie.
Au delà de la description des spectacles et de l’analyse des esthétiques, les travaux du réseau « Arts de Ville » peuvent donc permettent de réfléchir à la manière dont les citadins s’impliquent dans les mutations urbaines.