Le terme de “démocratisation” a pris une telle résonance dans les controverses sur les politiques culturelles au cours des années 90 que l’on ne prend plus la peine de s’accorder sur une définition qui prête à équivoque. Les lexicographes lui attribuent une double signification : “A) Action de rendre démocratique au point de vue politique, institutionnel ; son résultat. B) Action de mettre un bien à la portée de toutes les classes de la société ; son résultat. ” Cette dualité est bien soulignée par les exemples tirés de la neuvième édition du Dictionnaire de l’auguste Académie française : “La démocratisation d’un régime autoritaire. La démocratisation de l’enseignement. ”
Genèse révolutionnaire
La genèse remonte à la Révolution française. Joseph Villetard, secrétaire de la légation française chargée par Bonaparte de soumettre Venise en 1797, le brandissait comme un bâton dans une dépêche aux édiles de la Sérénissime : “Le général ne cédera jamais sur la démocratisation. ” Cinq ans plus tôt, l’idée de répartir entre tous les citoyens les ressources de la science et des arts avait été introduite, sans le mot, par Condorcet dans son Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative les 20 et 21 avril 1792 : “Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens, et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès, toujours croissants, des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune. ”
Sous la plume du député de Paris, les arts englobaient alors la plupart des disciplines et des techniques, et non les seuls talents des muses. Outre-Rhin, Schiller affirmait plus ouvertement en 1795 la nécessité d’un « État esthétique » dont la tâche serait de compléter « l’État dynamique » et « l’État éthique », jugeant que « seules les relations fondées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui est commun à tous. » Cette idéologie de l’édification inspira les combats culturels de sociétés savantes, de cercles intellectuels, de mouvements d’éducation populaire, de municipalités socialistes et de partis de gauche à travers l’ensemble de l’Europe, de Manchester à Vienne, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe.
Éclairer le peuple
Dans son article éponyme , Guy Saez cite une sentence de Jules Michelet qui, en 1848, condensait les deux sens charriés par l’expression “démocratisation culturelle” : “Mettez les arts dans la main du peuple, ils deviendront l’épouvantail des tyrans.” Le 10 novembre de la même année, Victor Hugo prononçait le fameux discours où il exhortait l’Assemblée nationale à “multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies”, pour “faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple ”. Au même moment, Ernest Renan semblait lui donner raison en publiant L’Avenir de la science, mais la crainte d’un nivellement par le bas le fit changer d’avis et ajouter à sa préface, quelques années plus tard : “La couche d’eau, en s’étendant, a coutume de s’amincir. ” Malgré la consécration du suffrage universel, nombre d’artistes étaient encore loin d’adhérer au programme républicain de partage des connaissances, tel Gustave Flaubert écrivant à George Sand, le 7 octobre 1871 : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions. »
L’usage du concept s’avère postérieur au succès de la doctrine. D’Émile Zola à Romain Rolland et de Maurice Pottecher à Firmin Gémier, les partisans d’un “théâtre du peuple” y concoururent avec passion. Avec Jean Zay et Léo Lagrange à la manœuvre au sein du gouvernement de Léon Blum, l’accent fut mis sur la popularisation des arts, du théâtre à la peinture, de la lecture à la cinéphilie comme Pascal Ory l’a montré. L’action culturelle, telle qu’elle s’élabora dans la Résistance et s’éprouva au maquis, comportait une ambition d’émancipation et réclamait une opération de transformation : les individus visés par ses efforts devaient eux-mêmes s’impliquer dans le processus d’appropriation des œuvres. Le préambule de la Constitution de 1946 stipulant dès lors que « la Nation doit donner accès à l’éducation et à la culture », Jeanne Laurent put lancer la décentralisation théâtrale avec la complicité des metteurs en scène Jean Dasté, Hubert Gignoux, Maurice Sarrazin, Charles Dullin, Gaston Baty, André Clavé, Michel Saint-Denis et quelques autres.
Enfin, la Ve République ayant supplanté la IVe, André Malraux résuma l’enjeu à sa façon dans le décret du 24 juillet 1959 portant organisation du ministère chargé des Affaires culturelles. Celui-ci « a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». L’écrivain fixait un objectif universaliste qui fût demeuré hors de portée du ministre, même au terme d’un bail de dix ans, sans le « possible » qui le tempérait de réalisme. Ainsi permit-il à un gouvernement de droite d’endosser, selon Philippe Urfalino, le « progressisme culturel » dont la gauche avait fait son drapeau. Restaient à résoudre, outre l’épineuse question des moyens, le problème de la méthode et celui de l’évaluation. Les exégètes de la pensée malrucienne estiment que l’auteur du Miroir des limbes a imprimé à l’action publique sa propre esthétique, fondée sur la croyance dans le “choc électif” (voire “émotif”) qui saisirait l’amateur face à une œuvre majeure. Fort répandue, cette interprétation ne saurait dispenser d’une étude des programmes adoptés et des pratiques appliquées dans les établissements financés par l’État, notamment dans la douzaine de maisons de la culture inaugurées sous son mandat.
Dans ces entreprises, la démocratisation - que l’hôte de la rue de Valois convoque rarement en toutes lettres dans ses discours - rencontre au jour le jour ses vrais équivalents et ses faux amis. À l’origine, les responsables de ces institutions polyvalentes, mieux que ceux des autres théâtres, des bibliothèques ou des musées, partageaient l’éthique de l’éducation populaire et les expériences de l’action culturelle. Beaucoup en sortaient, quand ils ne provenaient pas directement de la décentralisation dramatique. Jean Vilar et son travail de directeur au Festival d’Avignon comme au Théâtre national populaire de Chaillot leur servait d’exemple, sinon de modèle. On les nommait volontiers « animateurs », car cette épithète n’avait pas encore été refoulée dans le purgatoire du “socioculturel”. Quant aux théoriciens de la réduction des écarts entre le peuple et l’art, les Joffre Dumazedier, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Francis Jeanson, ils étaient aussi des praticiens engagés dans l’action et l’observation.
Exclusion ou intégration ?
Ce dernier n’en signa pas moins, de mèche avec Roger Planchon, hôte à Villeurbanne d’un « comité permanent » de directeurs de théâtres publics et de maisons de la culture en mai 1968, un premier constat d’échec de la démocratisation, « car la simple “diffusion” des œuvres d’art, même agrémentée d’un peu d’animation, apparaissait déjà de plus en plus incapable de provoquer une rencontre effective entre ces œuvres et d’énormes quantités d’hommes et de femmes qui s’acharnaient à survivre au sein de notre société mais qui, à bien des égards, en demeuraient exclus. » Refusant d’être "complices de l’exclusion" de ce "non public", les signataires de la “Déclaration de Villeurbanne”, ne s’enfermaient pas pour autant, comme certains le leur reprochèrent ensuite, dans le pessimisme sociologique ou dans l’élitisme esthétique. Ils s’engageaient à « maintenir en toute circonstance le lien dialectique entre l’action théâtrale (ou plus généralement artistique) et l’action culturelle, afin que leurs exigences respectives ne cessent pas de s’enrichir mutuellement, jusque dans les contradictions mêmes qui ne manqueront pas de surgir entre elles. » Il n’est pas dit que ces thèses aient permis de rallier la turbulente génération des années 70.
Aux yeux des militants prônant à l’instar de Pierre Gaudibert la subversion plutôt que l’intégration , des artistes dénonçant une « asphyxiante culture » dépeinte par le plasticien Jean Dubuffet , des étudiants défiant les "appareils idéologiques d’État" identifiés par le philosophe Louis Althusser , les ouvriers, sinon le peuple entier, devaient intervenir dans le champ de l’art avec leurs propres motifs et critères. « De par le projet même qu’elle est censée poursuivre - la démocratisation culturelle - cette action culturelle organise en pratique la diffusion de ces formes culturelles désignées comme légitimes, et par là même l’inculcation des manières de voir qu’elle charrient », résume Vincent Dubois.
Un doute s’était insinué en ce qui concerne la sincérité et l’efficacité des tentatives d’une « plus équitable répartition du patrimoine culturel ». L’amendement du vocabulaire officiel ne suffit pas à dissiper le malaise. Le « développement culturel « cher à Jacques Duhamel, espérait « fournir non pas au plus grand nombre mais à la totalité des citoyens le minimum vital en matière culturelle », comme le successeur de Malraux le déclara le 2 décembre 1971 . Après quelques années d’indigence budgétaire qui chassèrent cette ambition dans le ciel des utopies, la formule réapparut en 1979, dans le titre d’une Mission de développement culturel installée par Jean-Philippe Lecat, puis s’inscrivit au fronton du ministère Lang, lequel accorda à une Direction du développement culturel (DDC) des attributions et des subventions nettement accrues de 1982 à 1986. Le retour en force du « volontarisme culturel » sous les gouvernements de François Mitterrand s’accompagna d’une diversification du lexique de la démocratisation.
Démocratie ou démagogie ?
On ne prête qu’aux riches. Doté d’un budget presque doublé par rapport à ses prédécesseurs, Jack Lang fut crédité de prêcher la démocratisation ad libitum, mais aussi la communication à outrance. Les années 80 virent la médiation culturelle s’épanouir et se professionnaliser dans les bibliothèques et les musées, puis dans les théâtres et les opéras, les centres chorégraphiques et les centres d’art contemporain. Cette nouvelle expression, qui ne tarda pas à trouver place dans les cursus universitaires et les organigrammes institutionnels, accentue le rôle de personnels spécialisés, capables de mettre en rapport les publics et les artistes, les œuvres et leurs environnements. Elle doit sans doute sa fortune à sa faculté d’embrasser des préceptes et des pratiques assez disparates, empruntant aussi bien au registre de l’ancienne animation que d’une action artistique revisitée . Les protocoles d’accord conclus entre les ministères de la Culture et de l’Éducation, de même que les conventions passées entre l’État et les collectivités territoriales, encadrèrent parallèlement les premiers pas d’une éducation artistique en milieu scolaire, reposant sur le partenariat entre artistes et enseignants.
Dès la première phase de cohabitation entre la gauche et la droite, la dispute rebondit sur les principes et les résultats de la politique culturelle. Un essai du philosophe Alain Finkielkraut, suivi d’un livre de l’académicien Marc Fumaroli puis d’un pamphlet de l’ancien directeur de la musique Michel Schneider, ouvrit la longue série d’ouvrages qui instruisent sans indulgence le procès des années Lang. Ces auteurs ne contestent pas tant l’ambition de la démocratisation que la « démocratie culturelle » qu’ils soupçonnent les activistes de la rue de Valois de vouloir instaurer. Il est vrai que la rédaction du décret du 10 mai 1982 sur les missions du ministère retouchant la version initiale de Malraux semblait inspirée par les réflexions d’un Michel de Certeau sur La culture au pluriel (1974) : « Le ministère chargé de la culture a pour mission : de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière. » Il n’y manquait pas même la mention du « libre dialogue des cultures du monde », annonçant les envolées ultérieures sur la diversité culturelle ou le dialogue interculturel.
De la première Fête de la musique, orchestrée par l’éclectique Maurice Fleuret, au défilé bigarré du Bicentenaire de la Révolution française, mené par le publicitaire Jean-Paul Goude avec la complicité du chorégraphe Philippe Decouflé, le fait que la République reconnaisse les différents modes d’expression et les styles les plus variés comme égaux en dignité indigne ceux qui professent que la culture reproduit des catégories et que la création respecte des hiérarchies. Il inquiète aussi ceux qui voient la démagogie l’emporter sur la démocratie, car la proclamation d’une équivalence entre les genres dissimulerait selon eux un renoncement à l’éducation et à l’émancipation des citoyens. Les uns et les autres attribuent volontiers à l’État, si ce n’est au ministre en personne, les glissements de l’échelle des valeurs auxquelles les industries du loisir et les mass media contribuent avec une puissance supérieure.
Controverse sur les statistiques
Des interrogations autrement troublantes ont surgi des ordinateurs. A partir de 1973, des enquêtes ont mesuré les pratiques culturelles et la fréquentation des lieux d’art des Français (au dessus de quinze ans), traduites en pourcentages et ventilées par sexe, âge, catégories socio-professionnelles, degré d’instruction ou zones de résidence. Le Service des études et de la recherche (SER) du ministère qui les a commandées, monté par Augustin Girard en 1965 et transformé ensuite en Département des études et de la prospective (DEP), en a nourri ses propres travaux. (...)
• Lire la suite de l’article avec toutes ses notes dans Les politiques culturelles, Les Cahiers Français, n° 348, Paris, janvier-février 2009, ou télécharger la version PDF ci-dessous.