Une vision anachronique de la politique culturelle en banlieue s’est dévoilée à travers le projet d’implanter la Comédie-Française à Bobigny, dans les murs de la Maison de la culture, au moment où celle-ci démarrait une saison aussi passionnante que les précédentes. « La polémique médiatique ne doit pas entamer la générosité d’une utopie artistique et historique », écrivait l’administratrice générale du Français, Muriel Mayette, le 9 octobre, après un communiqué de la Troupe désavouant la tournure que prenait son projet. Il suffit toutefois de lire le dossier fourni sur le site du ministère de la Culture et d’entendre les déclarations à l’emporte-pièce lancées lors de la conférence de presse du 6 octobre pour constater que l’affaire fut menée à la légère, sans réflexion sur le long terme ni consultation de la direction mandatée, et sans plus d’égard pour les sentiments de la population que pour le sort des professionnels concernés.
Devant la vive réaction des artistes à travers l’Europe, d’Ariane Mnouchkine à Patrice Chéreau et de Lev Dodine à Frank Castorf, la ministre a fini par protester de son souci de concertation, en parlant d’association plutôt que d’annexion. On reste cependant choqué par la condescendance que les représentants des tutelles, qui ourdirent l’opération en escomptant quelque effet semblable à celui que suscita l’annonce de l’ouverture d’une annexe du Louvre à Lens, manifestent vis-à-vis du travail effectué depuis des années par les équipes de la MC 93, ainsi que par les troupes et les compagnies qui y sont régulièrement accueillies.
On peut comprendre que la maire de Bobigny soit flattée par la sollicitude que « le plus beau des théâtres du monde » affiche à l’égard de sa commune en réclamant la jouissance d’une « grande salle modulable », parmi les plus vastes et les mieux équipées de la région, que ses administrés ont financée à hauteur de 8% des subventions en 2007. Soucieux de saine gestion, les élus socialistes de Seine-Saint-Denis caressent l’espoir que l’administration centrale soulagera au passage la part de 55% assumée par les contribuables du département. Les récents bilans en matière de décentralisation leur enseignent pourtant d’accueillir avec prudence les promesses de transferts financiers de l’État, qui assurait jusqu’alors 36% des crédits.
Christine Albanel a beau jeu de déplorer que l’établissement ait réduit son offre de spectacles : en sept exercices, son administration n’a augmenté sa dotation que de 28000 euros, nettement moins que l’inflation réelle ne l’impliquait. Elle serait malvenue d’accuser la défection de l’assistance, laquelle ne s’est sérieusement vérifiée qu’en 2005-2006, lorsque les voitures flambaient alentour. Avec 70% de remplissage de ses trois salles et 24% de recettes propres durant la saison 2007-2008, la MC93 présente un bilan en équilibre et des résultats conformes aux normes. La Ville et le Conseil général commettraient une grave erreur en effaçant les acquis accumulés depuis son inauguration en 1980. Si Bobigny est connue dans tant de pays, c’est entre autres parce que sa scène ouvre ses portes au monde, et pas seulement pour les beaux yeux des spectateurs parisiens, comme l’avancent un peu vite d’autres Parisiens qui la fréquentent sans doute trop peu souvent ou trop brièvement pour y rencontrer les habitants et les élèves des quartiers environnants. Si la Seine-Saint-Denis est citée en exemple dans les ouvrages de politique culturelle, c’est notamment parce que des majorités de gauche y firent preuve d’audace et d’autonomie dans leurs choix.
Sauf clause cachée, les « futurs projets de collaboration » vantés dans les discours ne comportent pas pour l’heure les prévisions budgétaires et les précisions en matière d’emploi que supposent l’ambition de faire d’une quatrième salle de la Comédie-Française « le cœur battant d’une ville » et l’idée de « constituer une troupe élargie au niveau de la jeunesse ». Le programme artistique, qui met l’accent sur les « grands textes classiques », paraît tout aussi flou. Quant aux intentions en matière d’action culturelle, si sincères soient-elles, on ne savait pas les cerveaux du Palais-Royal mieux armés pour les concevoir et les réaliser que les équipes aguerries de la MC93, des centres dramatiques et des scènes nationales de la région.
La réputation du Théâtre-Français n’est plus à faire depuis 1680. Il est néanmoins douteux qu’une institution si vénérable, dont le pouls continuera de battre au Palais-Royal et qui occupe aussi la salle du Vieux-Colombier et le Studio-Théâtre du Louvre, sans parler de ses espaces de répétition, de ses ateliers et dépôts, soit la mieux préparée pour imaginer les créations scéniques et les actions pédagogiques qui régénéreront la vie culturelle de la périphérie francilienne. Tous les théâtres publics sont prêts à coopérer avec elle. Des villes démunies d’offre dramatique attendent vraisemblablement qu’elle y transporte le prestige de son nom, l’ampleur de son répertoire et les talents de sa troupe. Mais jamais les inventeurs de la décentralisation théâtrale - les Jeanne Laurent, les Jean Vilar dont on vient de célébrer cinquante ans d’efforts et d’inventions - n’imaginèrent les institutions nouvelles comme des succursales des anciennes. Comme le comprirent encore leurs successeurs à Aubervilliers, Saint-Denis, Nanterre, Gennevilliers ou Montreuil, ils savaient déjà que le succès de l’aventure reposerait sur l’engagement des artistes auprès d’un public. Et jamais ils ne sacrifièrent aux attentes de ce dernier, pour lui complaire ou le flatter, la part du neuf, de l’inconnu, de l’étranger.
Il est toujours permis de discuter les choix économiques et esthétiques effectués par la direction d’un théâtre qui s’est ainsi avancé sur le front de l’art et sur le territoire urbain, en affrontant toutes les contradictions d’une mission qui consiste à la fois à surprendre et à rassembler, à faire réfléchir et à donner du plaisir. Mais les temps sont révolus où l’on décidait en petit comité d’éclairer le sort intellectuel de la province et de la banlieue, sans consultation des artistes, des personnels, des enseignants, des animateurs, des habitants. De tels oukases sont d’un autre âge. On ne saurait plus régler la vie artistique des cités depuis le cabinet d’un(e) ministre ou le bureau d’un(e) administrateur(trice) général(e).
Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre