Une justice partiale égarée dans un procès biaisé : telle est l’image que l’opinion risque de retenir du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) si ses magistrats s’obstinent à poursuivre Florence Hartmann, ancienne porte-parole de la procureure Carla del Ponte (d’octobre 2000 à octobre 2006). La journaliste française aurait-elle perpétré dans les Balkans un des crimes contre l’humanité que cette juridiction a la charge de châtier ? Sinon, quel méfait a-t-elle pu commettre pour comparaître à La Haye parmi les théoriciens et les praticiens de la « purification ethnique », encourant jusqu’à sept ans d’emprisonnement ou 100.000 € d’amende ? Et recèle-t-elle un secret si terrible que ses juges soient fondés à exiger un jugement à huis clos ? L’ex-collaboratrice du Monde est inculpée d’« outrage à la Cour » au motif qu’elle aurait enfreint une obligation de confidentialité. L’acte d’accusation du 27 août 2008 prétend qu’elle aurait « sciemment et volontairement divulgué de l’information en violation consciente d’un ordre de la Chambre ».
Florence Hartmann n’a pas violé le secret de l’instruction ni dévoilé des noms de témoins protégés. Elle a seulement discuté les motivations des magistrats qui décidèrent de restreindre l’accès aux archives de Belgrade, y compris aux victimes. Les écrits reprochés figurent dans son livre Paix et châtiment, Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, publié par Flammarion le 10 septembre 2007 (p. 120-122), et dans un article (« Vital Genocide Documents Concealed » [Des documents cruciaux sur le génocide dissimulés]) paru le 21 janvier 2008 sur le site du Bosnian Institute. Les faits qu’on l’accuse d’avoir divulgués bien après qu’elle eut quitté ses fonctions au Tribunal faisaient en réalité l’objet de controverses publiques dès le 26 février 2007. Un arrêt de la Cour internationale de Justice (CIJ), organe des Nations Unies qui se prononce sur les litiges entre les États et siège également à La Haye, déclarait alors que la Serbie « n’a pas participé à une entente en vue de commettre le génocide, ni n’a incité à commettre le génocide » en Bosnie-Herzégovine entre 1992 à 1995. La CIJ concédait que la Serbie avait violé la Convention de 1951 qui lui faisait obligation de « prévenir le génocide » à Srebrenica en juillet 1995 et de poursuivre son principal exécutant, le général Ratko Mladic, en vue de le transférer devant le TPIY. Mais elle exonérait cet État de toute autre responsabilité en arguant n’avoir pas connaissance d’une preuve matérielle de son implication.
Tout indique pourtant que de telles preuves gisaient comme des pièces à conviction dans les cartons du TPIY, voisin de la Cour. De l’avis des avocats qui les ont consultées, même amputées de leurs passages les plus compromettants, les archives du Conseil suprême de défense de la Serbie-Monténégro, que ce Tribunal avait obtenus de haute lutte en 2003 dans le cadre du procès Milosevic, révélaient la contribution de la Serbie aussi bien aux crimes de l’épuration ethnique qu’aux massacres de Srebrenica. Deux juges de la CIJ l’avancèrent d’ailleurs dans leurs opinions dissidentes : l’algérien Ahmed Mahiou et le jordanien Awn Shawkat Al-Khasawneh, vice-président de la Cour, d’après lequel « il est raisonnable de supposer que ces documents auraient répandu la lumière sur les principales questions ». Mais voilà : soumis l’une et l’autre aux fortes pressions de Belgrade - et vraisemblablement d’autres capitales européennes -, la CIJ ne les a pas demandés et le TPIY n’a pas pris l’initiative de les lui transmettre[, alors que l’article 7 de la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies qui l’a institué lui impose de veiller à ce que sa tâche soit « accomplie sans préjudice du droit des victimes de demander réparation par les voies appropriées pour les dommages résultant de violations du droit humanitaire international »]. Les juges du TPIY ont, du reste, reconnu dans un second temps que la confidentialité au titre de « l’intérêt vital national » avait été abusivement consentie à Belgrade.
Ainsi l’État serbe a-t-il échappé à un verdict qui l’aurait exposé à quantité de demandes de réparation en argent. Beaucoup de juristes considèrent que la CIJ a commis une erreur de droit lourde de conséquences en rendant un arbitrage qui ferme la voie aux plaintes des victimes ou de leurs familles. Une large partie de l’opinion publique fut ébranlée par ce jugement rendu sans un regard sur les éléments décisifs. Délaissées, les victimes ont voulu comprendre pourquoi une instance créée pour leur rendre justice avait ménagé les intérêts des protecteurs de leurs bourreaux. En avril 2007, elles entendirent rapporter par diverses sources que Carla Del Ponte aurait elle-même consenti ces garanties à Belgrade en échange des archives convoitées. L’enquête de Florence Hartmann montre combien cette rumeur était infondée. Les juges du TPIY, qui étaient bien placés pour le savoir, s’abstinrent de démentir ces allégations (dont le substitut principal du procureur, Geoffrey Nice, s’était fait l’écho dans le Herald Tribune du 16 avril 2007) tant que les critiques ne les visaient pas en personne. En revanche, une fois leur intervention évoquée dans l’occultation des documents, ils ont dénoncé l’« outrage » et signifié que leurs accords avec le gouvernement serbe ne souffraient nulle discussion.
Florence Hartmann n’a donc pas déclenché la polémique sur le sort des comptes-rendus du Conseil suprême de défense. Elle ne fut pas la première, loin de là, à faire savoir que le TPIY avait posé les scellés sur des pièces dont la consultation aurait dû entraîner la condamnation de la Serbie, de même qu’elles auraient établi la culpabilité de Slobodan Milosevic si son décès n’avait empêché de conclure son procès. En soulignant les motifs politiques de cette décision, elle n’a fait qu’exercer son droit de citoyenne et son devoir de journaliste en examinant les tenants et aboutissants d’une cause publique. Elle a combattu cette prime à l’impunité qu’aurait constitué la dissimulation de faits majeurs relatifs à un génocide. L’autorité de son argumentation n’émane pas de sa proximité passée avec le dossier, elle découle de la solidité de son travail journalistique. Doit-on la punir pour s’être montrée logique et compétente dans ses analyses ? Et faut-il interdire à quiconque de commenter la décision d’un Tribunal dont les arrêts ne sont par ailleurs susceptibles d’aucun recours ? Nous estimons au contraire que la justice internationale, dont nous avons toujours défendu la mission, se renforcera dans son combat contre l’impunité en favorisant la plus large réflexion sur son rôle et son fonctionnement. Il y va de sa crédibilité. La regrettable décision des magistrats de La Haye de juger Florence Hartmann à huis clos, risque de répandre dans l’opinion le sentiment qu’il s’agit d’une de ces juridictions d’exception qui refusent au prévenu la publicité d’un débat contradictoire.
S’il veut triompher de ses détracteurs durant cette phase finale et cruciale de son mandat, le TPIY doit pleinement s’approprier les principes de transparence dont la liberté de la presse constitue l’ultime garantie. En attendant que la nouvelle Cour pénale internationale (CPI) prenne leur relais dans la difficile entreprise de poursuivre les crimes contre l’humanité, les magistrats du TPIY, ont mieux à faire que de bâillonner la liberté de la presse. L’opinion internationale attend qu’ils mènent de manière exemplaire le procès de Radovan Karadzic et qu’ils hâtent l’arrestation de Ratko Mladic. En agissant de la sorte, ils assureront mieux leur réputation devant la postérité qu’en accablant une femme qui fait scrupuleusement son métier d’informer.
Antoine GARAPON, magistrat, secrétaire général de l’Institut des Hautes Études sur la Justice.
Louis JOINET, magistrat, premier avocat général honoraire à la Cour de Cassation, ancien expert indépendant auprès des Nations Unies.
Emmanuel WALLON, professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre.
[Passage entre crochets coupé par la rédaction du Monde pour des raisons de place]