Lignes virtuelles et barrières matérielles
Le sociologue Zygmunt Bauman a dépeint le tableau accablant de ce qu’il appelle La Vie liquide ou Le présent liquide, un magmas en perpétuel mouvement dans lequel des individus atomisés, réduits à l’état de consommateurs compulsifs, dérivent en jetant l’ancre dans les illusoires abris identitaires qu’ils prennent pour des ports. L’éloge de la liquidité inspire néanmoins de nombreux orateurs dans les milieux intellectuels. Il est flatteur de se dire l’héritier des philosophes, des peintres, écrivains, musiciens et comédiens qui ont abattu les remparts des cultures nationales en pérégrinant à travers l’Europe, quelquefois même entre l’Occident et l’Orient. Les artistes sont épris de voyages, de rencontres, de collaborations tous azimuts. Ils défendent résolument l’idée que l’identité se construit au contact de l’altérité. Ils font valoir que les expériences de la création procèdent de croisements entre les langues, les formes, les genres et les styles, qu’elles déplacent ou transpercent d’autres lignes, celles qui sont censées séparer les arts en disciplines étanches les unes par rapport aux autres. Malgré la gamme des divergences qui peuvent les disperser entre cent courants, sinon les opposer sur certains aspects de la question, les avocats de la communion entre les peuples et les artisans de la subversion des genres inclinent ensemble à célébrer les avancées de la technique, notamment la numérisation qui accélère la déterritorialisation des productions, la dématérialisation des œuvres et l’intensification des échanges.
Ce credo soulève des objections sérieuses chez ceux qui vérifient chaque jour le caractère tangible des failles quadrillant la planète. Les géographes observent la résurgence de la frontière, de la Baltique aux Balkans, à la fin du XXe siècle, et du Soudan jusqu’à la Belgique, peut-être, au début du XXIe. Plus de 26.000 km de frontières interétatiques – sans compter celles que les Nations Unies refusent de reconnaître, comme en Abkhazie, Ossétie ou Transnistrie – ont été créées depuis 1991, estime l’un d’entre eux, Michel Foucher, qui met en évidence la permanence du double caractère matériel et symbolique de ces « dyades » à l’époque d’Internet. Les prévisionnistes en mal de croissance y voient un outil de répartition des ressources inexploitées, en particulier celles des pôles et des fonds marins. Des fugitifs éprouvent sa résistance au long du Rio Grande coulant entre le Mexique et les États-Unis, de part et d’autre du 38e parallèle nord séparant les deux Corée, sur les crêtes du Cachemire disputées entre l’Inde et le Pakistan, ou bien face à la muraille de sable (renforcée par des mines et des radars) de 2.720 kilomètres édifié par le roi du Maroc de 1980 à 1987 pour isoler le Sahara occidental de l’Algérie et de la Mauritanie.
Innombrables sont ceux qui se heurtent à la réalité physique et à la densité politique du vieux limes. Pour les Romains ce terme désignait indifféremment la bordure ou le chemin, un tracé fortifié permettant de protéger des terres soumises ou une voie de passage menant vers de nouvelles conquêtes. Autrement dit, la frontière eut, dès la première tentative de circonscrire et de compartimenter le continent européen à l’échelle d’un empire, la double nature de coupure et de couture. L’ambiguïté du concept a perduré mais cela n’ôte rien au tranchant de la ligne. Qu’il s’agisse d’un mur de béton comme à Jérusalem, d’une double frise de barbelés comme à Ceuta, d’une clôture métallique comme à Belfast, de barrages entre des blocs d’immeubles comme à Nicosie, d’une barrière électronique comme en Arizona ou d’une cloison de verre Securit comme à Roissy, la frontière tranche dans le vif de la chair sociale, entre des populations, des familles, des quartiers. Quand elle disparaît du paysage, réduite à de vagues alignement de bidons à travers le désert, elle reste le cimetière des malheureux qui tentent de la franchir depuis le Mali, le Niger ou le Burkina Faso.
Noyés dans la frontière
D’autres étendues, bien liquides celles-là, engloutissent les transfuges. Il est impossible d’estimer combien de corps le Mékong a charrié depuis 1975, ceux des Hmongs pourchassés par le régime de Vientiane, des opposants et surtout des miséreux qui tentèrent de fuir le Laos en gagnant la rive thaïlandaise. Une grande partie des 1.500 « disparus du Beach » finirent dans le Congo en 1999. Ces réfugiés, rapatriés de Kinshasa à Brazzaville sur la foi d’un accord de paix, furent enfermés vivants dans des conteneurs que le général Moko Hillaire (accrédité comme attaché militaire de l’Ambassade du Congo à Paris en 2011), sous les ordres du président Denis Sassou Nguesso, fit souder après leur agonie puis jeter dans le fleuve. C’est encore à bas bruit, dans la chronique hebdomadaire des drames de l’immigration clandestine, que se noient des hommes, des femmes et des enfants qui rêvaient d’Europe. Sillonnée par les garde-côtes qui repoussent les embarcations surchargées, la Méditerranée rejette ses cadavres sur les plages fréquentées par les estivants. On estime à plus de 8.000 les victimes de ces naufrages depuis 1988, dont 2.500 environ dans le Canal de Sicile, entre les côtes africaines et l’Italie.
La sanctuarisation du territoire national a ses adeptes dans les dictatures comme dans les démocraties. L’enceinte s’inscrit le cas échéant dans le parpaing ou l’acier, elle agit par la contrainte – c’est-à-dire par les armes à feu, les menottes et les bâtons qui font dorénavant office de glaive – mais elle opère surtout par le droit. Estompée jusqu’à s’effacer ou presque entre les pays de l’Union européenne, elle a été consolidée tout au long de son périmètre. L’espace Schengen est à la fois délimité par les frontières externes des États membres et déterminé par les règles applicables à la délivrance de papiers aux étrangers « extracommunautaires », à la rétention administrative des contrevenants, à leur reconduite du pays de séjour au pays d’entrée et, pour finir, à leur expulsion vers le pays d’origine. Ouverte, la frontière est la garante du droit d’asile ; fermée, elle est la plaie des réfugiés. Cependant elle ne sert pas que de bouclier aux hérauts de la préférence nationale ou de repoussoir aux défenseurs de la liberté de circulation. Elle est également un instrument pour l’établissement d’une identité administrative, la condition de l’appartenance à une collectivité politique, l’indice d’une possible différenciation linguistique ou culturelle, le symbole de la distinction entre diverses catégories de la pensée, bref un facteur de définition dont la pertinence persiste aussi bien en économie qu’en philosophie.
Les thuriféraires de la frontière influencent des tendances très variées, de la gauche souverainiste à la droite populiste en passant par les eurosceptiques de tous bords. Ils usent d’arguments assez convaincants lorsqu’ils revendiquent les derniers vestiges du libre arbitre national face au capital apatride, réclament le relèvement des barrières douanières contre le dumping social, fustigent la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, ou exigent l’engagement de l’État dans la préservation du service public. Les velléités d’ingérence dans les affaires d’un pays souverain, fussent-elles parées de la « responsabilité de protéger » des populations civiles massacrées par un gouvernement qui s’arroge droit de vie et de mort sur ses ressortissants, leur semblent au mieux les réflexes d’un universalisme béat, au pire les sursauts d’un impérialisme impénitent.
Régis Debray leur a offert un manifeste en publiant son Éloge de la frontière. « Tout ce qui vit a besoin d’être circonscrit », expliquait-il sur France Culture pour résumer « la condition épidermique du vivant ». Pour l’ancien guérillero guévariste, devenu conseiller du prince sous François Mitterrand, la frontière est le seuil sur lequel l’hôte accueille l’étranger, mais aussi l’enveloppe conceptuelle qui permet d’échapper aux apories de l’indifférenciation. Ce n’est pas tout à fait un hasard si le médiologue déplorait cinq ans plus tôt, dans son pamphlet Sur le pont d’Avignon, le brouillage des repères dans la création artistique et l’effacement de la coupure symbolique entre le domaine de la fiction et celui de la réalité. En somme, toute représentation demanderait à être cernée, qu’elle soit d’ordre politique ou esthétique. La frontière fournirait aux peuples qu’elle distingue l’équivalent de la rampe pour les acteurs et leurs spectateurs : une ligne de partage permettant le passage du sens, un cadre de scène favorisant le discernement, un horizon d’attente stimulant l’appréhension de l’inconnu.
Tous Persans ?
La culture réclamerait donc la clôture. De fait, du Désert des Tartares de Dino Buzzati au Rivage des Syrtes de Julien Gracq, du Pont sur la Drina d’Ivo Andric au Grand Cahier d’Agota Kristof, toute une littérature développe l’imaginaire de la frontière. De l’autre côté, menace ou promesse, commence le territoire des autres. N’oublions pas que Walter Benjamin, le théoricien des passages, se suicida à Port-Bou sur la frontière franco-espagnole car il craignait de ne pouvoir la franchir. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), on le sait, il définissait l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». À son instar, plus on s’en avoisine et plus l’étranger est nimbé de singularité. La familiarité avec lui s’avère trompeuse car les zones limitrophes où les ressemblances pourraient l’emporter sont aussi celles où les contrastes sautent aux yeux et les dissonances aux oreilles. Un monde différent s’articule à la tangente de celui-ci. L’opération de franchissement semble d’autant plus mystérieuse qu’instantanément, de l’autre côté, le voyageur devient à son tour l’étranger.
« Comment peut-on être Persan ? ». Montesquieu jouait déjà de cette inversion du regard dans Les Lettres persanes (1721). Cependant l’Europe d’aujourd’hui n’invente plus son Orient à travers de rares ambassades et de périlleuses expéditions. Elle le fréquente assidument, sur son propre territoire. Cette intimité tient moins au séjour temporaire des travailleurs saisonniers, des voyageurs de commerce, des étudiants, des touristes ou des congressistes de toutes provenances qu’à la résidence, parmi les vingt-sept pays de l’Union, de 32,5 millions d’étrangers en 2010, dont un bon tiers environ de ressortissants des autres États membres, soit 6,5% en moyenne de la population recensée (12% en Espagne mais seulement 6% en France, contre 43% au Luxembourg et moins de 2% en Pologne, Lituanie et Slovaquie), selon l’agence Eurostat.
Elle procède davantage encore des attaches qu’une proportion nettement plus conséquente des habitants entretient avec une autre aire culturelle : « En 1999, la population résidant en France d’origine étrangère ou partiellement étrangère (immigrés ou nés en France ayant au moins un parent ou un grand-parent immigré) représentait autour de 13,5 millions de personnes soit entre un quart et un cinquième de la population totale », relevait la démographe Michèle Tribalat en 2004. Les estimations de l’Institut national de la statistique et des études économiques sont inférieures, celles de l’historien Gérard Noiriel supérieures, mais l’étroite imbrication des populations et la réciproque imprégnation des cultures ne sauraient être mises en doute, même par les intégristes de la nationalité.
Cela signifie-t-il que le Français rencontre désormais le Persan en lui-même et que l’Occident abrite l’Orient dans son giron ? L’esprit du temps professe que ces conversions du même à l’autre n’ont plus cours à l’ère de la fluidité généralisée des devises et des données, quand les corps se côtoient et les langues se frottent dans une synthèse de similitude et de singularité, tels des passagers en transit communiquant en basic English dans les couloirs d’un hub international. C’est oublier que chacun sera bientôt renvoyé à son appartenance nationale et à son assignation identitaire à la guérite de la police de l’air ou au guichet de la douane. C’est ignorer surtout que les représentations, bien plus mobiles encore que les personnes et les denrées, sont en revanche moins volatiles que l’information et l’argent. Enracinées dans les consciences, enregistrées dans les discours, estampillées d’origine, elles continuent leur travail de classement des espèces, leur procès d’essentialisation des catégories. Comme les offices d’état-civil, elles fabriquent en permanence de l’Allemand, du Français, de l’Albanais, du Japonais ou du Chinois mais aussi du Corse, du Catalan, du Basque, du Berbère, de l’Arabe, ainsi que du Juif, du Chrétien, du Sunnite, du Shiite ou du Bouddhiste.
Quand la frontière recule, les clichés résistent. Une abondante littérature sociologique tend à le démontrer : l’universalité factice du système marchand, attestée par la vogue planétaire de produits dont les sigles (Apple, Sony, Benetton, Zara, Vuitton, Coca-Cola, McDonald’s, etc.) prétendent signer le statut social tout en masquant l’origine nationale, encourage les individus et les groupes à revendiquer des marqueurs culturels plus ou moins élaborés pour assouvir leur appétit de distinction. De la langue à la musique, de la religion à l’alimentation, aucun domaine d’expression, aucun registre de croyance n’échappe à cette boulimie de signes d’affiliation qui doivent prémunir leurs porteurs contre l’indifférenciation.
Contrebande de formes et de sens
De par sa fonction critique, l’art échapperait à ces velléités d’enfermement et tentatives de réduction. C’est justement ce qu’il s’agit de vérifier. Fleurissant aux lisières, attiré par les marges, l’art tendrait toujours vers les limites et d’abord vers ses propres limites. Selon ses apologues, l’artiste contemporain traverse les bordures par plusieurs brèches. Nomade urbain ou explorateur de terres vierges, il nourrit son expérience d’échanges et de complicités avec ses pairs étrangers. Contrebandier du sens, il transporte sa vision singulière au-delà des lignes, à travers les langues, au mépris des conventions. Braconnant les techniques pour glaner ses matériaux, il pratique allégrement l’interdisciplinarité, l’hybridation des genres et le métissage des cultures résultant conjointement de ces trafics de style.
Beaucoup ajoutent qu’en qualité de citoyen, l’artiste ouvre grand nos yeux sur un monde dont la détresse « l’interpelle » et que son travail « interroge ». Certains, moins audacieux ou moins talentueux, se contenteraient volontiers d’un rôle de garde-barrière, mais celui qui aspire à déverrouiller l’imaginaire d’autrui doit repousser les cloisons de son propre atelier. Travelling, panoramique, flash-back, voix off et camera subjective : le cinéma jouit d’atouts incomparables à ce jeu de saute-frontière. Déjà dans Trans-Europ-Express, un film d’Alain Robbe-Grillet, le parcours ferroviaire entre Paris et Anvers faisait office de métaphore d’une œuvre en train de s’inventer dans la transgression des codes et des lois.
Depuis lors, la multiplication des road movies a confirmé la fécondité du thème de la traversée. Dès les années 1960, des expérimentateurs issus de toutes les disciplines l’ont décliné en dehors des galeries d’exposition et des salles obscures, de telle sorte qu’un work in progress puisse revêtir la forme d’une œuvre à la fois in situ et in motu. Leur visée n’est pas nécessairement de transgresser la frontière mais de la rendre sensible, la force poétique de l’acte n’ayant d’égale que l’impuissance politique de l’auteur. Exemplaire à cet égard, la marche accomplie par l’artiste belge Francis Alÿs à travers Jérusalem en 2004, en laissant couler un fil de peinture verte sur 24 km de la ligne du cessez-le-feu de 1948 entre Israéliens et Arabes, n’a laissé d’empreinte durable que dans les méditations de ceux qui en consulté la documentation. Le site du réseau artistique mobile [Conteners] rend compte de la multiplicité de ces démarches. Dans son inventaire à la Prévert d’une centaine de projets, on note entre autres : « Un tour d’Europe des centres d’art en camping-car, une expédition artistique sur une autoroute de l’ex-Yougoslavie, (…) un festival de cinéma transfrontalier à bord d’une péniche, (…) un ancien cargo de pêche est-allemand transformé en scène mobile de musique électronique, (…) une création en réseau avec un mulet, deux artistes et un ordinateur portable… ».
Certains d’entre eux se sont néanmoins heurtés à des frontières hermétiques, telle en 2007 la Caravane Babel Caucase de l’association Marcho Doryila, animée par la réalisatrice Mylène Sauloy, dont les autorités russes ont bloqué les huit camions aux portes de la vallée du Pankissi qui devait les mener en Tchétchénie. Le clown Slava Polunine, le metteur en scène Nicolas Peskine et les deux cents saltimbanques de Mir Caravan avaient connu une mésaventure similaire en 1989, lorsque le régime est-allemand leur avait barré la route, mais ils jouèrent leur création collective « Odyssée 89 » devant une ample foule du côté ouest de la porte de Brandebourg, au point que l’écho de ce rassemblement fit trembler le mur de Berlin qui devait s’écrouler quelques mois plus tard. Vingt ans après, leurs cadets (et, pour certains, leurs propres enfants) rééditèrent l’aventure transeuropéenne dans un paysage complètement transformé.
Le théâtre ne campe donc pas sur ses positions, bien que la mobilité soit moins son fort. Il ne s’agit pas seulement ici du voyage des comédiens. Bien sûr, il arrive depuis longtemps que des institutions dramatiques, parmi les plus majestueuses, partent en tournée. Les compagnies indépendantes circulent plus facilement, elles montent des coproductions avec plusieurs partenaires européens et s’affichent un peu partout dans des festivals, leurs parcours dessinant des étoiles, des boucles ou des faisceaux sur la carte du continent. Il existe toujours des troupes nomades, que le Centre international pour les théâtres itinérants s’efforce de fédérer, pour sillonner l’Europe en renouvelant l’éthique de la roulotte et l’esthétique des tréteaux, ainsi que des artistes de la rue et de la piste, représentés dans dix-sept pays par le réseau Circostrada, pour rassembler les foules métropolitaines sans condition de naissance ni de fortune. Aucune de ces entreprises n’a pourtant le monopole du déplacement, si l’on entend à travers ce mot la faculté que possède le théâtre de mettre mentalement le spectateur en route pour le conduire au delà d’une frontière.
Il partage certes avec d’autres arts le privilège de tutoyer l’étranger, de l’inviter à sa table, avec son répertoire et parfois ses interprètes, de le faire parler par le truchement de la traduction, mais aussi dans sa langue maternelle grâce au surtitrage, d’évoquer en images ou en citations son histoire, ses convictions, ses paysages. Le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine en a fait la démonstration dans plusieurs productions, en particulier Le Dernier Caravansérail (2003), sous-titré (Odyssées). Les histoires de fuite, de passages clandestins et d’exil qui en forment la trame sont portées à la scène par des acteurs venus de pays frappés par de tels exodes, et le spectacle a fait le tour du monde, de Rome à Berlin et de New York à Melbourne.
Il arrive aussi que le théâtre embarque son public au sens littéral du terme, pour dérouler ses épisodes au fil d’un trajet, comme le Suisse Stefan Kaegi, désormais installé à Berlin avec sa compagnie Rimini Protokoll, l’a proposé avec dans Cargo Sofia-X (2006), un camion-spectacle pour quarante-cinq spectateurs guidé par deux routiers bulgares, qui a parcouru les aires d’autoroute, les zones de transit et les entrepôts d’une bonne douzaine de villes d’Europe avant d’être transbordé en 2009 au port de Yokohama, où il a continué son périple avec des chauffeurs japonais sous le nom de Cargo Asia. Mêlant le réel à la fiction et les amateurs aux professionnels, nombre de réalisations de cette compagnie déclinent un mode original de relation avec l’étranger : par exemple Lagos Business Angels (2012) introduit cinq hommes d’affaires nigérians dans des théâtres européens transformés en foires commerciales pour que leurs jeux et discours révèlent quelques ressorts du capitalisme postcolonial ; dans Bodenprobe Kasachstan (2011), composé à partir de fragments biographiques, cinq performeurs prennent virtuellement la route des steppes kazakhes pour confronter par écrans interposés, en russe et en allemand, des expériences d’exil sur fond de champs pétrolifères. Le projet à géométrie variable Call Cutta (2005-2009), monté avec la complicité d’un centre d’appel téléphonique de Calcutta spécialisé dans la vente et le conseil à distance, explorait également ces lieux communs de la globalisation que sont la délocalisation du travail et la dématérialisation des échanges.
Seulement voilà : qu’il soit fixe ou roulant, ubiquiste ou éclaté, déambulatoire ou démontable, par définition le théâtre a toujours lieu ici et maintenant, à l’endroit et dans le temps où le public y prend part. Que les spectateurs soient eux-mêmes en déplacement ne les empêche pas de transporter les rites et les normes dans lesquelles ils ont coutume de voir.
Pour les inviter à passer de l’autre côté du miroir à la recherche de l’étranger, il faut faire tomber les œillères et retourner les images, en montrant un théâtre qui se décompose cependant qu’il s’accomplit. C’est animés de cette exigence que François Tanguy et le Théâtre du Radeau remettent sans cesse en mouvement les corps et les décors, les parois et les costumes, les textes et les langues, les lumières et les musiques. D’autres esthétiques visent un similaire effet d’estrangement. Elles usent de traduction, de transposition ou de distanciation. Elles jouent du montage de matériaux hétérogènes, du décalage des langues et des corps, de la confrontation des acteurs et des écrans, de la simultanéité des scènes, de la démultiplication des plateaux. Elles procèdent à la déconstruction des protocoles et des conventions, en transgressant de cent manières la traditionnelle séparation entre la scène et la salle. Mais quelle qu’en soit la forme, le théâtre n’a jamais de meilleur atout que d’assumer sa spécificité qui est, indissolublement, la coprésence des acteurs et des spectateurs.
La scène et le territoire
Si, comme le dit le philosophe Jean-Luc Nancy, « La figure frontière est l’instrument et le lieu d’une dialectique du partage et du passage », alors le théâtre peut et doit se faire frontière lui-même pour percer un tant soit peu cet agrégat de proximité et de ségrégation qui caractérise la globalisation. Il mobilise à cette fin une variété de stratégies dont une rencontre de l’Union des théâtres d’Europe a livré un échantillon : incarnation de l’étranger, juxtaposition des espaces, mosaïques de mémoires, entrecroisement des récits, intrication du document et de la fiction, réunion de comédiens de rives opposées, emprunts à une grammaire corporelle exotique, sans oublier la transmission à distance ou la téléconférence… en attendant que la téléportation soit au point. Le théâtre projette de la sorte ses propres cartographies qui délimitent des contrées d’histoire et des zones de perception.
Le territoire politique et l’espace imaginaire ne se superposent jamais avec exactitude mais, lorsqu’ils coïncident, ils prennent le nom de scène et l’aspect d’un plateau. La compagnie mexicaine Linea de Sombra en a apporté la démonstration avec Amarillo, un spectacle sur les migrants qui tentent de pénétrer clandestinement aux États-Unis, dans lequel « le mur de la honte » interdisant le passage est à la fois le thème central, le décor de fond et l’écran de projection où défilent songes et souvenirs. « Nous considérons le théâtre comme une réduction et un espace de sauvegarde d’une certaine condition essentielle de l’existence humaine. Nous le concevons comme le trait d’ombre d’une frontière radicale, un territoire de passage théâtral. C’est aussi, pour nous, l’endroit où la réalité se transforme d’une [façon] plus concrète, précise et vitale que [là] d’où elle émerge. » Si ouvert aux lointains soit-il, le théâtre demeure presque toujours territorialisé : dans sa réalité physique d’abord, celle d’un bâtiment implanté dans une ville ; dans sa configuration et ses dispositifs ensuite, car l’aménagement de la salle, l’organisation de la production, la composition du public reflètent son rapport à un environnement politique, économique et social ; dans son armature esthétique enfin, car les spectacles engagent un travail de la langue, des images et des corps influencé par les écoles et institutions du milieu ambiant.
Paradoxalement, cet enracinement semble plus profond dans certains édifices situés au voisinage des lignes de démarcation et pour ainsi dire adossés à un mur. À Berlin, la Volksbühne de Frank Castorf arbore fièrement un OST de néon à son fronton de la Place Rosa-Luxemburg, pour rappeler de quel côté de la capitale divisée elle a poussé. Les théâtres de Belfast n’affichent pas leurs sympathies politiques ou confessionnelles, mais la plupart se concentrent dans le centre-ville où la population est mixte ou majoritairement protestante, à l’exception du Spectrum Centre sur Shankill Road et du Aisling Ghear sur Falls Road, dont la compagnie résidente s’exprime exclusivement en gaélique irlandais. Thème d’un projet de diplôme, les plans d’une scène à cheval sur les murs isolant les quartiers catholiques, que l’administration britannique nomme par antithèse peacelines, dorment dans les archives de l’École spéciale d’architecture de Paris (ESA). À Chypre, les salles de spectacle sont moins nombreuses du côté turc, au nord de la ligne de démarcation qui traverse Nicosie, que du côté grec, et leur identité linguistique est clairement affirmée. La géographie théâtrale de Bruxelles, dominée par le National (TN, ex-TNB) pour la Communauté française et par le Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS) pour la Communauté néerlandophone, ignore heureusement les murs, mais en dépit des échanges entre programmateurs des deux bords et des initiatives du très métissé Kunsten Festival des Arts, la langue fait encore la loi dans la capitale européenne. Plus loin, à Sarajevo, Beyrouth et Jérusalem – où un Théâtre national palestinien s’active tant bien que mal – les théâtres portent encore les stigmates des conflits qui ont scindé la ville. À l’arrière-plan, les événements de Budapest, où l’acteur György Dörner et l’écrivain Istvan Csurka, notoires xénophobes et antisémites sympathisant avec le parti d’extrême-droite Jobik, ont été promus en février 2012 à la tête du Nouveau Théâtre (Uj Szinház), ne portent guère à l’optimisme en ce qui concerne la faculté du théâtre hongrois à entendre la voix des minorités.
Avant de se dire populaire, public ou démocratique, le théâtre s’est voulu national. Dans chaque pays d’Europe des établissements ont reçu pour mission de constituer un répertoire pour attirer les élites, magnifier la langue et promouvoir un style d’interprétation. Ces institutions d’art dramatique se sont enrichies d’apports étrangers, mais elles ont écarté aussi les œuvres, les genres et les types qui ne convenaient pas aux administrations étatiques ou aux tutelles académiques. Pluriel par nature, un théâtre européen saurait-il éviter d’exclure à son tour ?
Le dilemme constitutif de l’Europe illustre à son paroxysme le paradoxe de la frontière. L’Union doit-elle s’élargir de cercle en cercle, jusqu’à englober l’Anatolie (à défaut d’enjamber l’Oural), au risque de dissoudre sa substance de sujet politique dans un vaste ensemble incapable de décision ? Ou alors doit-elle se borner à un club de riches États liés par leur héritage religieux, leur patrimoine culturel et leur passé colonial, soudés surtout par des règles de concurrence, des normes budgétaires et des principes de gouvernance, au mépris de ses idéaux fondateurs ? Ses citoyens doivent-ils se considérer comme les détenteurs d’une civilisation singulière et les porteurs d’une conscience particulière, ou bien veulent-ils offrir au reste de l’humanité l’exemple d’une expérience multiséculaire de conflits dépassés dans l’échange ? Son art théâtral a-t-il une essence spécifique ou est-il seulement le confluent des expressions de tous les peuples qui s’y côtoient ? J’ai développé ailleurs la double hypothèse que l’Europe soit le nom de cette contradiction et le théâtre le lieu de son exacerbation.
La résolution de ce dilemme – ou du moins son dépassement – n’implique pas toutefois de s’élancer contre les barbelés avec un texte d’auteur en guise de sécateur. Les frontières internationales ont des réseaux de ramifications dont les prolongements s’étirent au cœur des cités et enserrent leurs périphéries dans des filets. La ségrégation sévit dans les villes aux portes de chaque théâtre, obéissant à des logiques urbaines et sociales, mais aussi scolaires, voire communautaires ou religieuses. Dans le jargon des aménageurs, on appelle zonage cette spatialisation de la différence qui confine la pauvreté dans des poches et réserve à l’opulence ses quartiers.
L’inégale répartition des ressources accuse les fractures territoriales au sein des États, justifiant aux yeux de certains leaders politiques, qui restreignent plus volontiers leur aire d’influence que leur ambition, l’érection de nouvelles frontières dans le giron du marché unique. En Catalogne, en Flandre ou dans une prétendue Padanie, ces cadres régionaux, désireux d’acquérir des prérogatives de rang national, souhaitent rapatrier des charges communes au détriment des anciens liens de solidarité fiscale et sociale. Ils préfèreraient en référer à la Commission européenne plutôt qu’à un ministre de la capitale. De même leur serait-il plus aisé de célébrer les mérites d’un metteur en scène suédois travaillant dans son idiome que ceux d’une gloire madrilène, liégeoise, ou napolitaine. Leur pression, inutile de le nier, s’exerce aussi sur les directeurs d’établissements artistiques dont les subventions dépendent parfois de leur habileté à esquiver des recommandations trop insistantes.
Ces derniers vérifient ainsi que les frontières ne sont nullement des fictions. Ils éprouvent en outre cette vérité, connue des réfugiés et des prisonniers, que les barrières mentales forment un piège plus retors que les bornes territoriales. Il leur revient à partir de ce constat d’envisager leurs propres solutions pour accompagner les publics sur les chemins de l’altérité. Après tout, le citoyen de Malakoff, dans la banlieue parisienne, comprend aisément que l’excellent Théâtre 71 (scène nationale) ait son siège place du 11 novembre, adresse évoquant les tranchées de la Première Guerre mondiale, et non passage du Théâtre, à quatre pâtés de maisons de là, une très modeste voie dont le nom suggère des pratiques en rupture. Peu importe. Le problème n’est pas en définitive de savoir s’il faut effacer la frontière pour mêler les peuples et les genres, ou s’il faut au contraire renforcer son rôle de rempart contre les ravages de la globalisation à outrance. Il consiste plutôt à comprendre comment délibérer sans exclure, protéger sans repousser, discerner sans diviser, et surtout comment représenter l’étranger sans l’essentialiser.
Emmanuel Wallon