Le comparatisme est un art périlleux, tant les héritages et les expériences, les régimes et les systèmes diffèrent d’un pays à l’autre. Il a néanmoins de beaux jours devant lui dans le domaine des politiques culturelles dont l’histoire a surtout produit des monographies jusqu’à présent. L’ouvrage dirigé par Philippe Poirrier, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne et vice-président du Comité d’histoire du ministère de la Culture (qui l’accueille dans une collection dont il a signé plusieurs titres), ne déroge pas tout à fait la règle dans la mesure où il assemble des études nationales rédigées par des spécialistes le plus souvent issus des pays considérés. Certaines d’entre elles avaient été présentées au colloque qui célébra le cinquantenaire de ce ministère en 2009. D’autres ont été commandées en vue de cette publication, qui renoue ainsi avec l’entreprise amorcée par le Conseil de l’Europe, en 1986, à travers un programme d’évaluation qui s’est prolongé par la réalisation du Compendium des politiques et tendances culturelles en Europe, base de données construite en 1998 avec le concours de l’institut ERICarts et régulièrement actualisée sur le site www.culturalpolicies.net.
Bien que les horreurs du nazisme et la terreur stalinienne aient pour longtemps compromis toute idée d’art officiel, l’entretien du patrimoine et le soutien à la création constituent depuis la Seconde Guerre mondiale l’un des champs d’action des États qui y puisent même les motifs d’une légitimité renforcée. L’essor des administrations vouées à ces missions, souvent coiffées comme en France d’un ministère qui leur est dédié, a contribué à diffuser des modèles d’intervention publique dont les collectivités territoriales ou les entités fédérées n’ont pas tardé à s’emparer. D’une capitale à l’autre, les institutions politiques et les structures administratives ne varient pas moins que les doctrines, dont les écarts expliquent aussi des choix très contrastés en ce qui concerne la régulation des industries de divertissement. Il était tentant d’ordonner un tel cortège, mais la commodité du classement alphabétique a prévalu.
L’Europe se taille la plus grande part du recueil avec des études sur l’Allemagne, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Norvège, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse. L’ancienne division Est-Ouest a laissé des traces dans l’administration culturelle, mais aussi dans le statut de l’intellectuel et le rapport des artistes à l’autorité, comme le montre Svetla Moussakova en récapitulant les mutations de la société bulgare. D’autres clivages n’en traversent pas moins l’Union européenne, non seulement entre l’opulente Suisse (contribution collective) et la Grèce endettée (Myrsini Zorba), mais surtout entre les nations scandinaves marquées par les principes de la social-démocratie, les îles britanniques (David Losseley) influencées par la tradition libérale et les pays méditerranéens tiraillés entre toutes ces conceptions. Les autres continents sont représentés par l’Australie (Katya Johanson), le Canada et le Québec (Diane Saint-Pierre), le Chili (Maite de Cea), les États-Unis (Jean-Michel Tobelem), enfin par le Japon dont Mayuko Sano réussit à nouer étroitement les fils de l’histoire politique, économique et artistique, de l’architecte Junzo Sakakura, auteur du pavillon nippon à l’Exposition universelle de Paris en 1937, à Hayao Miyazaki, réalisateur dans ses studios Ghibli de films d’animation au succès mondial.
Philippe Poirrier formule dans sa brève introduction (p. 11-16) les enjeux de cet « exercice de décentrement ». Il s’agit d’abord de « dépasser [un] tropisme franco-français » que l’exemplarité des inventions d’André Malraux et des initiatives de Jack Lang tendent à perpétuer dans l’hexagone, en dépit du désenchantement diagnostiqué par Laurent Martin, qui en attribue les causes à une « crise d’efficacité » doublée d’une « crise de légitimité » (p. 261). Il s’agit en second lieu de revisiter la perspective historienne afin de mettre en valeur, au delà des institutions qui instruisent et appliquent la politique culturelle, les forces qui l’entraînent, les idées qui l’animent, les ruptures qui la jalonnent. Il s’agit enfin – mais ce sera davantage l’ambition d’ouvrages ultérieurs – de dégager les bases de futures « approches transnationales », plus attentives aux modes et instances de coopération qui se développent entre les organismes publics, plus sensibles en outre aux transferts culturels qui reconfigurent la notion de culture et les pratiques artistiques au sein de chaque nation. Lluis Bonet et Emmanuel Négrier affrontent hardiment ce programme en enjambant la frontière dans leur étude du cas espagnol, feuilleté de centralisme madrilène, d’autonomie régionale et de mécénat bancaire qu’ils qualifient d’antidote à l’ethnocentrisme, tant il procède d’une « hybridation de sources et de référentiels » (p. 196).
De longueurs inégales (dix-neuf pages d’Alexandra Slaby sur l’Irlande, trente et une d’Antonella Gioli pour l’Italie), chacun de ces chapitres, riche en faits, dense en dates, profus en informations, déploie un appareil bibliographique qui permettra d’approfondir l’examen. Pierre-Michel Menger en brosse une vigoureuse synthèse dans sa postface (p. 465-477). Venant à la rescousse des historiens, le sociologue met en avant, sinon des points de convergence entre ces dix-neuf royaumes, républiques et fédérations, du moins certains leitmotive pour rythmer en quatre temps un demi-siècle de politiques culturelles.
Le « modèle initial » instauré par les États-providence dans les années cinquante reposait selon lui sur la sélection restreinte de références relevant de la culture savante dont l’excellence, pour dispenser à tous ses bienfaits, exigeait un ostensible effort de démocratisation. Impliquant de s’approcher au plus près des bénéficiaires, cette dernière réclama des transferts de compétences qui prirent le nom de décentralisation chez les uns, celui de devolution chez les voisins, mais qui entrainèrent aussi une extension du champ couvert par l’action publique avec pour corolaire la démultiplication des procédures et le cloisonnement des réseaux. Cette évolution a favorisé la contestation des hiérarchies entre les œuvres, les genres et les pratiques, que sapaient déjà les innovations de nombreux artistes et les initiatives de nouveaux acteurs sociaux. Engoncées dans des dispositifs et des établissements qui ménagent une marge toujours plus modeste à l’invention, menacées d’un effritement, voire d’un effondrement de la légitimité des subventions qui ne cadreraient pas strictement avec l’agenda de la diversité culturelle et du dialogue interculturel, les élites administratives et professionnelles en charge du secteur ont alors mis l’accent sur la nécessité de soutenir les creative industries au nom de leur contribution à la dynamique urbaine et à l’économie dans son ensemble. Soucieuses d’efficacité, elles se sont partout pliées aux rites de l’évaluation, au risque de céder aux ratios de bonne gestion l’avantage sur les critères mouvants de l’esthétique.
Parvenu au point final de cet itinéraire planétaire, le lecteur français ne peut s’empêcher de voir ressurgir quelques thèmes récurrents du débat national.
Emmanuel Wallon
Professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre/La Défense.