Nonfiction.fr - Au mois de juillet 2011, à l’occasion du festival d’Avignon, les candidats à la « primaire citoyenne » ont mis la question de la culture sur le devant la scène politique, dans la perspective de la campagne présidentielle. Force est de constater qu’il n’y a pas eu d’été indien de la culture. Pensez-vous que dans la conjoncture actuelle cette question est susceptible de peser, d’avoir une vraie place dans le débat politique ?
Emmanuel Wallon - Le poids de la dette semble écraser toutes les questions qui ne sont pas directement liées à la gestion des équilibres financiers, aussi bien les problèmes sociaux que ceux touchant à l’environnement ou à la culture. On peut toutefois espérer qu’en cours de route les candidats, mais aussi la presse et les électeurs, se rendront compte qu’il ne s’agit pas simplement d’élire un champion du triple A ou un gestionnaire de la dette, mais qu’un président de la République doit aussi avoir une vision de la société à construire. Dans une telle perspective, la culture tient une place essentielle. Il faut faire en sorte que le thème finisse s’imposer dans la campagne, tout en conservant le souvenir des expériences précédentes : il ne suffit pas qu’il revienne au devant de la scène pour que la future gouvernance soit vraiment inspirée par les priorités culturelles.
Nonfiction.fr - La loi HADOPI est pour le moins controversée, le projet de création d’une Maison de l’Histoire de France patine. Ces initiatives sont souvent citées pour montrer l’échec du quinquennat de Nicolas Sarkozy sur le plan de la politique culturelle. Denis Jeambar va jusqu’à parler de la « faillite culturelle » de son mandat (Denis Jeambar, Ne vous représentez pas, Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, Flammarion, 2011). Quels éléments positifs retenez-vous ?
Emmanuel Wallon - On ne saurait juger un quinquennat sur la base d’un seul projet, en l’occurrence la Maison de l’Histoire de France, même si le chef de l’État l’a voulu emblématique. Il est cependant vrai que Nicolas Sarkozy ne laisse guère d’héritage, ni en termes de monuments marquants, ni en termes de doctrine d’action publique ou de nouvelle conception de l’accès aux biens communs de l’art et de la culture. Le principal acquis dont le le président sortant et son ministre, Frédéric Mitterrand, se targuent, est d’avoir maintenu le budget de la Culture. Même si les données sont présentées de façon tendancieuse, il faut leur rendre cette justice que, du point de vue quantitatif (en volume), le budget du ministère a effectivement mieux résisté que dans d’autres pays qui ont fait des sacrifices cruels ou même sabordé complètement le secteur – les regards se tournent vers l’Italie, qui a connu une grave régression dans ce domaine du temps de Silvio Berlusconi. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les chiffres publiés par la rue de Valois, parce qu’ils reflètent mal l’érosion des marges réelles d’investissement et d’initiative. Les rares augmentations de crédits ont profité surtout à de grands projets d’équipement (tel que la Philharmonie de Paris) ou au renforcement des établissements nationaux, pour la plupart situés à Paris intra muros.
Le champ de vision du gouvernement n’a guère inclus la politique de partenariat avec les collectivités territoriales, qui aurait permis un aménagement du territoire pour compenser les disparités géographiques et sociales. Un point saillant à relever serait plutôt le volontarisme affiché par Nicolas Sarkozy dans le domaine des industries culturelles, qui a pu séduire un certain nombre d’observateurs. Il eut malheureusement pour corollaire le dédain des formes de culture qui n’obtiennent pas les faveurs de la grande distribution. Son activisme s’est avéré plus favorable aux grands groupes de communication et aux majors du divertissement qu’aux producteurs et éditeurs indépendants, aux labels alternatifs, aux structures capables de promouvoir une relève esthétique ou tout simplement de défendre une conception critique de l’art.
Nonfiction.fr - Vous avez évoqué la répartition du budget du ministère de la Culture, très favorable aux grandes institutions. Au mois de mars 2011, la Cour des Comptes a rendu public un rapport consacré à la gestion des musées nationaux de 2000 à 2010. Le bilan, très critique, pointe notamment l’augmentation des dépenses budgétaires (70 à 90 % de hausse en une décennie). Les chantiers de la période 2011-2017, qui couvrent donc le prochain quinquennat, prévoient des dépenses plus importantes encore. Est-ce soutenable au vu de la situation des comptes publics ? Comment remédier à cette dynamique de dépense ?
Emmanuel Wallon - Comme les petites structures, les institutions nationales sont malheureusement victimes de l’inflation des coûts qui touche nombre d’activités de production et de diffusion de la culture, car les frais d’assurance, de transport et de personnel ont tendance à augmenter plus vite que l’indice moyen. Les subventions n’étant pas extensibles, elles sont parfois tentées de mener une politique tarifaire qui contredit le principe républicain de l’accès du plus grand nombre de citoyens aux œuvres d’art. La gratuité, instaurée dans les musées nationaux en 2009 pour les moins de 26 ans, à la demande du président de la République – quelques musées municipaux ayant précédé le mouvement, comme à Paris –, fut inégalement compensée. Craignant de perdre au change, certains musées ont redoublé de séduction à l’égard des mécènes ou des annonceurs auxquels ils ont loué leurs espaces, voire leur façade comme on l’a constaté à Orsay. Plusieurs ont relevé les droits d’entrée des visiteurs d’âge supérieur, haussé les tarifs des expositions, ou encore usé de formules contraignantes, comme le pointe la Cour des Comptes, en liant le billet ouvrant aux collections permanentes à la visite d’une exposition temporaire. Cela leur a permis de remplir leurs objectifs de recettes propres, mais la modernisation des locaux, la rénovation de la muséographie et l’essor de la médiation ont un prix aussi. Même les grandes institutions ont du souci à se faire dans l’actuel contexte budgétaire. J’observe surtout que l’État a négligé le sort des musées en région, qui dépendent essentiellement des subsides municipaux et se trouvent freinés dans leurs projets de développement par manque d’appuis. On ne peut en faire retomber toute la charge sur les départements et les régions qui ont fait leur possible malgré la contraction de leurs recettes fiscales.
Nonfiction.fr - Les collectivités locales dont le rôle en matière de culture est croissant souffrent d’un manque de soutien de l’État, dites-vous. Si elles ont acquis davantage de responsabilités mais pas davantage d’aides financières, l’autonomie gagnée est-elle en trompe-l’œil ? Même les antennes régionales des grands musées, comme le Centre Pompidou à Metz, sont subventionnées par l’État à la marge seulement...
Emmanuel Wallon - Le Centre Pompidou à Metz est surtout financé par la communauté d’agglomération Metz Métropole, avec le soutien de la région et de la ville, assorti d’un investissement du département. Ce que l’institution centrale apporte de Beaubourg, ce sont ses collections et son savoir-faire, avec une direction qui garde la main sur la programmation artistique de l’équipement, même si le choix des expositions est opéré en concertation avec les responsables locaux et le directeur de l’antenne de Metz. Le Louvre suivra sans doute un schéma analogue à Lens. Il s’agit plus de délocalisation que d’une véritable décentralisation impliquant un partenariat et un engagement réciproques. Je reste sceptique vis-à-vis de la structure mobile récemment lancée par Alain Seban, le président du Centre Pompidou, qui me semble une réponse superficielle (et onéreuse pour les communes d’accueil) à l’attente d’une décentralisation accrue de l’art contemporain avec le concours des collectivités territoriales. Certes, le Louvre de Lens et le Centre Pompidou de Metz seront sûrement des réussites du point de vue de la fréquentation, comme pour la qualité de l’architecture et des expositions. Mais l’État reste tributaire d’une conception de l’aménagement par en haut, suivant laquelle il prête quelques bijoux de famille à des collectivités sont priées de mettre la main à la poche pour financer l’écrin et l’entretien.
Nous sommes encore loin d’un développement concerté suivant un plan d’ensemble. On peut imaginer que d’autres villes soient demain candidates pour accueillir des succursales d’autres établissements d’État. Si elle ouvrait ses portes, la Maison de l’Histoire de France aurait peut-être une succursale à Perpignan ou à Marne-la-Vallée. En attendant, il serait plus légitime de recenser les projets des collectivités territoriales afin d’accompagner leurs efforts. Elles sont désormais capables de formuler leurs propres réponses sur le terrain de l’art contemporain, de l’aide à la création, du spectacle vivant, de la restauration du patrimoine. Dans ces domaines, elles ont davantage besoin de méthodologie, d’expertise, de partenariats et de crédits pérennes que de réalisations flamboyantes ici ou là.
Nonfiction.fr - En 2012, faut-il prévoir une nouvelle étape de la décentralisation dans le champ de la culture, qui ne soit plus tributaire de la seule « vision d’en haut », pour reprendre votre formule ? Et selon quelles modalités ?
Emmanuel Wallon - La France est mûre pour franchir une nouvelle étape de l’œuvre de décentralisation, et pas seulement dans le domaine culturel. Décentraliser, c’est rapprocher la décision du citoyen, favoriser le débat public, permettre l’expérimentation : ce qui ne signifie pas que l’État doive renoncer à son rôle de veilleur et de garant. Il lui incombe de fixer le cadre général d’une répartition des responsabilités qui encouragera les initiatives locales et affranchira la société civile de tutelles qui l’entravent encore.
Pour commencer, il faudra revenir sur la loi du 16 décembre 2010 dont on peut sinon craindre qu’elle conduise à un recul historique, fort anachronique et atypique dans le paysage européen. Ce pays serait-il au XXIe siècle le premier à restreindre les facultés des autorités locales et régionales, alors qu’il avait entamé depuis 1982 un large mouvement de redistribution des pouvoirs publics ? Il importe certes que le législateur harmonise l’indispensable articulation entre les quatre niveaux d’administrations – communes, départements, régions, État – , auxquels se sont ajoutées les intercommunalités, mais en fixant des droits et des obligations plutôt qu’en posant des interdits comme on le vit lors du long débat de 2010. Le gouvernement prétendait alors, contre l’avis très majoritaire des élus de terrain, priver le département et la région de leur compétence générale afin d’empêcher tout doublon, comme si dans le domaine culturel, sportif, touristique (mais aussi social, environnemental) il n’existait pas de spécificités à reconnaître et de complémentarités à rechercher. Il serait surtout désastreux d’envisager l’avenir des territoires à l’échelle artificielle du canton. En dehors de cette question de compétences, l’erreur la plus lourde commise dans ce texte consiste à enfermer le scrutin dans ces circonscriptions exiguës, d’où émaneraient des conseillers territoriaux siégeant à la fois au conseil général et au conseil régional, condamnés à faire du porte-à-porte pour défendre un pré carré au lieu de réfléchir à la destinée du département, aux ambitions de la région, et d’arbitrer entre leurs projets.
Nonfiction.fr - L’offensive de Nicolas Sarkozy en faveur des industries culturelles que vous évoquiez au début de cet entretien s’accompagne d’un recours de plus en plus systématique à des fonds privés. Cette pratique met-elle en péril l’idée d’un service public de la culture ?
Emmanuel Wallon - Le service public de la culture est attaqué sur différents fronts. D’abord, il est ébranlé par le droit européen de la concurrence, pas tant du fait des traités et des directives qu’en raison de la manière dont la Commission les applique, comme s’il fallait que la compétition à outrance devienne le principal critère d’appréciation en droit public. Il faut défendre la prévalence de l’intérêt général et le caractère non-marchand des biens communs. Sous cet angle, le gouvernement français n’est pas assez vigilant.
En second lieu le service public est miné de l’intérieur, parce qu’à bien des égards on a affaibli l’administration qui le mettait en œuvre. De 2008 à 2011, le ministère de la Culture a subi comme les autres la révision générale des politiques publiques (RGPP) et le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, même si le ministre objecte que le laminoir est passé avec plus de délicatesse sur ce secteur que sur d’autres. Il a connu une refonte complète de ses administrations déconcentrées, rangées sous l’autorité renforcée des préfets de région. Il a fusionné ses services centraux en trois grandes directions générales : de la création artistique, des patrimoines, des médias et des industries culturelles. Cet organigramme peut avoir son avantage et son utilité, mais en plein chantier le ministère n’a guère été en mesure d’assurer ses missions de veille et de prévision, de tracer des plans stratégiques, d’écouter les acteurs de terrain, de les accompagner. Il s’est retranché sur lui-même, nombre de fonctionnaires confiant à leurs interlocuteurs qu’ils en concevaient de l’amertume ou du découragement.
La situation a été aggravée par deux actes emblématiques du chef de l’État. D’abord, la lettre de mission de Nicolas Sarkozy à sa ministre Christine Albanel, dès 2007, contestait l’axe principal de l’action du ministère, c’est-à-dire la démocratisation culturelle, en prétendant qu’elle avait échoué et qu’il fallait désormais la remplacer par l’idée « d’œuvres populaires » – « populariser » l’art n’équivalant aucunement à « démocratiser » la culture. Ensuite, l’installation d’un Conseil de la création artistique, présidé par le locataire de l’Élysée en personne et flanqué d’un délégué général, Marin Karmitz. Cette instance s’est montrée si floue dans ses projets et si embarrassée dans ses réalisations que l’ensemble de ses membres a fini par démissionner après une année de guerre larvée avec les services du ministère. Ayant à ce point fragilisé son armature, il ne faut pas s’étonner que le service public ait pâti.
Comme vous l’observez, son esprit est aussi gâté par une phraséologie trompeuse qui prétend, chaque fois que les subventions viennent à manquer, qu’il suffirait de trouver d’autres ressources auprès du secteur privé, comme si les entreprises culturelles et les structures artistiques n’étaient pas été assez opiniâtres dans la recherche de mécènes. En fait on constate, depuis que la France a aligné sa législation en matière de mécénat sur la plupart des grands pays développés qui pratiquent des réductions ou des déductions d’impôts, que les incitations fiscales n’ont guère changé la donne. La manne dont on espérait qu’elle tombe par enchantement des sociétés du CAC 40 ou des PME s’est tarie au contraire sous l’effet d’une conjoncture menaçante, les dirigeants réaffectant prudemment leurs marges à d’autres postes de dépense ou les distribuant tout bonnement au profit de leurs actionnaires. Les mécènes sont à l’affût de publicité, du moins de notoriété, aussi arrosent-ils où c’est déjà mouillé : ils misent rarement sur les aventures artistiques les plus osées, les genres jugés mineurs, les compagnies méconnues, les orchestres inouïs (au sens littéral du terme).
Quant aux recettes commerciales, liées à la billetterie, à la location d’espaces, aux ventes de boissons et de produits dérivés, elles restent le plus souvent minoritaires, leur maximisation risquant d’orienter la création dans un sens moins critique et plus consensuel. L’ensemble de ces facteurs a déstabilisé le service public, dont il convient de défendre les principes. Cela ne signifie pas qu’il faille en perpétuer les anciens schémas. Son redéploiement réclame au contraire de l’audace et de l’innovation.
Nonfiction.fr – Projetons-nous en octobre 2012, au moment du vote du budget du premier gouvernement. Comment le futur ministre de la Culture pourra-t-il défendre son budget et maintenir son niveau (les sacro-saint 1 %) ?
Emmanuel Wallon – Ce seuil n’a jamais été atteint. L’érosion subie ces derniers temps, du fait d’une inflation réelle supérieure au barème officiel, aboutit à une paupérisation relative. À périmètre égal et en termes d’euros constants, le ministère, accaparé par l’entretien des institutions parisiennes, s’avère moins capable de déployer des moyens en région qu’il y a une dizaine d’années seulement.
Nonfiction.fr – Sans même viser les 1 % du budget total, comment le futur ministre de la Culture pourra-t-il plaider pour le maintien du montant de l’enveloppe allouée aujourd’hui à ses services, face à Bercy et Matignon ?
Emmanuel Wallon – Il importe en premier lieu que le (ou la) ministre restaure devant l’opinion la légitimité démocratique de la dépense culturelle. Il ne lui suffira pas de taper du poing sur les tables de Bercy ou de Matignon. Il faudra aussi placer le pays devant un choix de société. Les experts répètent à qui veut l’entendre que l’Europe ne tire plus sa prospérité d’une industrie déclinante, que l’emploi périclite dans les secteurs primaire et secondaire, que son avenir dépend de l’essor d’activités incluant une forte plus-value d’origine intellectuelle, telles que l’élaboration, le traitement et le transport des informations. Dans cette économie de l’intelligence, l’instruction et la recherche, l’invention et la création sont les clés du futur. Il importe donc que la France et l’Union européenne s’en donnent la capacité, si elles ne veulent pas se cantonner, dans le monde de demain, à faire office de club de loisir pour le troisième âge ou de musée pour les touristes des autres continents.
Il conviendra ensuite d’expliquer en quoi la culture, et plus précisément les bibliothèques et les musées, les théâtres et les cinémas, les centres et les écoles d’art, jouent un rôle primordial dans les transformations sociales, économiques et environnementales qui s’annoncent. Qu’on les désire ou qu’on les redoute, le seul moyen de ne pas les subir est de les engager avec ardeur.
Sur le plan social, les inégalités continuent de se creuser. Elles ne découlent pas seulement d’une injuste répartition des revenus et d’une fiscalité insuffisamment redistributive. Elles s’aggravent aussi en raison de mentalités et de discours, d’attitudes et de comportements qui font passer pour une loi de nature ou une fatalité économique le fait que des personnes gagnent vingt, cent ou mille fois le salaire minimum, en contradiction avec toute conception commune de l’humanité. La culture, dans la mesure où elle vise l’universel, et l’art, avec sa façon d’inscrire la singularité au cœur de la production de formes et au centre de la construction d’un espace public, peuvent nous aider à redresser la barre de ce point de vue, en concourant à l’avènement d’une société moins égoïste et plus solidaire.
Du point de vue économique, le secteur culturel ne représente pas seulement un important pourvoyeur d’emplois, même s’il en offre déjà autant que l’automobile, avec ses dépendances et ses sous-traitants, d’après les calculs d’Eurostat, l’institut statistique européen. Il constitue aussi un vaste champ d’expériences pour la transformation du rapport au labeur. Les mutations en cours imposent à chacun de travailler d’une manière plus créative et plus indépendante, en faisant appel à ses facultés d’initiative et d’imagination, sans se contenter de reproduire les normes en usage, aussi bien dans les salles de classe, les ateliers, les laboratoires et les rédactions que dans les services commerciaux, les compagnies d’assurance ou les agences bancaires.
En ce qui concerne l’environnement, la conversion d’un système de gaspillage en un mode de développement plus durable ou plus soutenable – pour transcrire littéralement l’anglais sustainable – requiert une réflexion sans concession sur nos habitudes en matière de production, distribution, transport, consommation, construction et habitation. La littérature, l’art et l’architecture ont beaucoup à nous enseigner sur notre rapport à la nature, aux objets, aux animaux, aux lieux, aux paysages, au reste du monde. Sous leur influence, la ville peut évoluer vers une relation moins destructrice avec le monde rural, un meilleur agencement de ses quartiers, des échanges plus nourris entre ses habitants, qui doivent vivre à proximité des services et des commerces, y compris les cinémas et les librairies. Le tourisme peut devenir à leur école moins vorace en pétrole et plus ouvert à l’altérité. En somme, la justification de la dépense culturelle dépasse largement la défense corporatiste d’un secteur. L’art mérite certes qu’on le soutienne pour son rôle essentiel, qui est de ménager la part du rêve et de servir la beauté. Mais l’investissement culturel, au sens large, ne procède pas seulement d’un calcul économique pour entrer dans un nouvel âge de la société de service. C’est aussi un pari politique sur le désir de vivre ensemble et d’échanger dans un espace de tolérance.
Nonfiction.fr – L’intitulé du ministère a souvent changé, associant la Culture tantôt à l’Éducation nationale, à la Francophonie, à l’Environnement et, encore aujourd’hui, à la Communication. Christophe Girard, adjoint au maire de Paris en charge de la culture, propose que la France se dote d’un ministère de la Culture, de la Communication et du Numérique. Que pensez-vous de cette proposition ?
Emmanuel Wallon – L’étiquette n’indique pas toujours avec exactitude le contenu du pot de confiture. Pour ce qui est des apparentements possibles, il y a d’abord un lien à nouer avec l’Éducation nationale. L’exemple de Jack Lang, qui cumula les portefeuilles de la Culture et de l’Éducation nationale en 1992, montre que la généralisation de l’éducation artistique et culturelle de la maternelle à l’Université, dont la plupart des spécialistes – entendus par certains candidats – s’accordent à dire qu’elle doit être une priorité absolue pour la relance d’une politique culturelle, sera mieux servie par l’action coordonnée de deux ministères distincts, qui apporteront chacun leur savoir-faire, leur doctrine et leurs réseaux dans la construction d’un programme et d’un budget à la hauteur de l’enjeu.
Si l’on souhaite que les élèves acquièrent un minimum de connaissances sur les arts et leur histoire, qu’il aillent la découverte des œuvres in situ – au théâtre, dans une salle de concerts, au musée, dans les monuments historiques – et qu’ils s’initient à la pratique d’une discipline, alors ces trois principes doivent relever d’une obligation scolaire inscrite dans le « socle commun » ainsi que dans les horaires hebdomadaires. Si on veut que l’éducation artistique et culturelle bénéficie à tous les enfants et même, au-delà de l’adolescence, aux étudiants, en combinant ces trois éléments fondamentaux (acquisition de savoirs, découvert des œuvres et pratique des disciplines), alors il faut engager la mobilisation solidaire des deux administrations, avec le concours d’un organisme spécifique sous la houlette d’un responsable de rang gouvernemental, appuyé par un premier ministre attentif.
C’est ce qu’avaient esquissé Jack Lang, en tant que ministre de l’Éducation, et Catherine Tasca, en qualité de ministre de la Culture, en 2000. Mais leur « plan de dix ans » a subi un coup d’arrêt du fait de l’alternance en 2002 et sa relance proclamée en 2005 n’a pas été suivie d’effets. Depuis lors, les associations spécialisées et les porteurs de projets – enseignants, artistes ou médiateurs – investis dans des partenariats au niveau local entre des établissements culturels, d’une part, des écoles, collèges, lycées et universités, d’autre part, n’ont cessé de se heurter à maintes difficultés et restrictions. Pour que cela change vraiment, il convient que les ministres de la Culture et de l’Éducation nationale, au-delà des traditionnels protocoles d’accord, s’engagent dans une programmation budgétaire de long terme.
La communication audiovisuelle et les réseaux numériques relèvent aussi de la politique culturelle. Le service public de la télévision, avili et égaré dans la concurrence avec les chaines commerciales, doit être restauré suivant un cahier des charges plus exigeant, après avoir recouvré les garanties d’une présidence indépendante de l’exécutif. Les questions relatives à la numérisation des œuvres et des données ne doivent pas être réduites à une approche commerciale. Lorsqu’elle ne prend pas en compte la voix des auteurs, des interprètes, des producteurs indépendants et des usagers, celle-ci aboutit immanquablement à privilégier les grands groupes qui protestent contre toute taxation à coups de placards publicitaires dans les journaux, les fournisseurs d’accès, les opérateurs de télécommunications, les majors du cinéma, du disque ou du divertissement. Faute d’ambition culturelle dans ce domaine, la France et l’Europe risquent en outre de rater un certain nombre de paris d’échelle industrielle, tels que l’immense chantier de la numérisation du patrimoine, qu’il s’agisse d’archives, d’ouvrages, d’images et de sons, ou encore la transformation de l’édition de jeux vidéo, afin qu’elle développe le marché des loisirs éducatifs et pas seulement celui des simulations guerrières. Ces objectifs requièrent la compétence, au sein du ministère de la Culture, d’un pôle opérationnel au fait des nouvelles techniques, capable surtout d’encourager l’essor d’usages interactifs et qualifiés, tant chez les internautes férus d’art, parmi les praticiens amateurs de poésie, de musique, d’arts graphiques, etc., qu’au sein des institutions culturelles elles-mêmes.
Jusqu’à présent, dans le secteur culturel, la numérisation a été perçue davantage sous l’angle des menaces – bien réelles – que le téléchargement gratuit faisait peser sur la protection de la propriété intellectuelle et la rémunération des auteurs, que du point de vue des opportunités qu’elle représente pour l’épanouissement de nouvelles pratiques de production, de diffusion, de transmission et d’information. La réponse de l’État s’est principalement exprimée dans le registre répressif. La loi HADOPI, dont le gouvernement Fillon a vanté les mérites en ce qui concerne la décrue du piratage et la progression du téléchargement légal, est aisée à contourner et s’avèrera vite dépassée. Elle n’apporte aucune ressource nouvelle aux artistes, puisqu’elle se contente de colmater une partie des fuites sans réinjecter d’argent dans le circuit.
Il reste donc à bâtir un système de redistribution qui permettra de drainer des recettes, après consultation des administrations chargées des Finances, du Commerce et de l’Industrie, mais surtout à partir d’un dialogue mené, sous l’égide du ministre de la Culture, avec les sociétés civiles d’auteurs, d’interprètes et de producteurs, les grands opérateurs de l’internet, de la téléphonie et de l’audiovisuel, mais aussi les jeunes sociétés qui proposent leurs services sur la toile dans un esprit de contribution solidaire qu’inspire une philosophie libertaire. Ces recettes proviendront pour partie des usagers, soit sous forme de paiement à l’unité, soit sous forme de licence globale, mais il ne faudra pas les frapper de façon lourde et indifférenciée. Pour le reste elles émaneront, à travers des taxes parafiscales, des fournisseurs d’accès, des moteurs de recherche, des régies publicitaires, et des opérateurs de télécommunication, dont les marges demeurent confortables, quoi qu’ils en disent, peut-être d’autres sources encore. Quelle qu’en soient les proportions finales, le ministère de la Culture devra s’imposer comme le maître d’ouvrage de ce nouveau système de protection du droit d’auteur et de soutien à la création, dont la priorité sera d’améliorer le sort des artistes et de favoriser l’offre des éditeurs indépendants, afin que le pluralisme et l’originalité ne soient pas écrasés par le bulldozer promotionnel des blockbusters et des best-sellers.
Nonfiction.fr - On connaît le slogan forgé par Francis Lacloche et porté par Frédéric Mitterrand, « la culture pour chacun », par opposition à « la culture pour tous ». S’il est dépassé, quels peuvent être les mots d’ordre pour 2012 ?
Emmanuel Wallon – La formule n’est pas dépassée, elle est simplement creuse. Après avoir voulu opposer, dans un grand effort conceptuel, la « culture pour tous » à la « culture pour chacun », en recyclant une phrase d’André Malraux sortie de son contexte, qui opposait en son temps l’esprit démocratique à ce qu’il considérait comme l’idéologie collectiviste, puis après s’être avisé que sous le « pour tous » gît une collection d’individus, que chacun est capable d’interpréter à sa manière une lecture, une visite, une découverte, mais que ça ne l’empêche pas d’échanger des opinions ou de partager son expérience au sein d’une collectivité, le ministre, dans un trait de génie, a synthétisé toutes ces contradictions en expliquant qu’il faudrait dorénavant promouvoir « la culture pour tous, la culture pour chacun, partagée ». Il y a consacré à la grande Halle de la Villette, le 4 février 2011, un discours qui n’entrera peut-être pas dans l’histoire.
Les slogans passent, les conseillers aussi. Il importe davantage de restituer leur sens et leur dynamique aux mots de tous les jours. La culture n’est pas une chose. Il existe certes des trésors du patrimoine que l’on peut qualifier de biens communs, même si les individus en jouissent en leur for intérieur. Par exemple, je m’approprie à titre personnel un tableau de musée qui appartient aux collections publiques et dont j’ai l’usufruit, par ma manière de le regarder, d’y revenir, geste éventuellement prolongé par l’achat du catalogue ou de la carte postale qui me le remémorera. Mais je me satisfais en même temps du fait que ce tableau soit notre bien commun, pas seulement celui des contribuables français qui entretiennent ce musée grâce à leurs impôts, mais aussi celui des visiteurs étrangers qui ont la possibilité de le découvrir, et au-delà, de l’humanité entière qui nous l’a confié en dépôt.
La culture, c’est une activité de production, une opération de fertilisation, qu’on prenne le mot au sens transitif d’ensemencer un terreau social ou de faire fructifier des matières cérébrales, ou bien au sens intransitif de se cultiver soi-même. Un ministère de la Culture digne de ce nom doit porter à travers ses programmes et soutenir de ses moyens cette conception d’une pluralité d’activités transformatrices, qui n’enrichissent pas seulement la psyché ou le vécu des individus, mais contribuent aussi à l’évolution de la cité. Quant à l’art, il a bien sûr vocation au partage par le plus grand nombre, à condition de ne jamais renoncer à sa spécificité qui consiste à produire de la singularité. C’est un instrument d’individuation, dans tous les nuances que ce terme assume, de Leibnitz à Simondon. Cela implique que les pouvoirs établis reconnaissent ses vertus, qui ne se résument pas à divertir ou séduire, mais permettent également de stimuler la pensée et de confronter des opinions critiques dans l’espace public, ce qui est une des meilleures définitions de la démocratisation.
Nonfiction.fr - Quelle place les spécialistes des politiques culturelles, les experts, ont-ils ou devraient-ils avoir dans l’élaboration des projets des responsables politiques et, par la suite, dans leur mise en œuvre ?
Emmanuel Wallon - Je ne crois pas que le rôle de l’expert se borne à mettre des connaissances au service d’un parti. Il doit essayer d’éclairer le débat public en se montrant respectueux des faits et en scrutant leurs diverses interprétations. Dans cette optique, on ne saurait désirer le gouvernement des experts. Une politique publique, quelle qu’en soit le domaine, résulte d’abord d’une volonté collective exprimée par le truchement de responsables politiques dont on attend qu’ils répondent de leurs actes devant des assemblées délibérantes. Les politiques culturelles se construisent dans un débat contradictoire.
L’idée que ce devrait être un ministre poète – la France en a connu au moins un – ou alors un leader politique aussi ambitieux qu’éclairé – quelques uns sont passés rue de Valois, dont certains eurent le temps d’y accomplir de bonnes choses – , qui dicte de A à Z le destin de la culture en France, me parait réductrice et dangereuse. En effet, un tel ministre peut sauter à l’occasion d’un remaniement, échouer devant un grand argentier hanté par l’urgence de résorber la dette de l’État, ou ramer à contre-courant de ses collègues européens. Il (ou elle) doit être entouré(e) de conseillers, mais aussi confronté aux propositions d’autres responsables politiques, aux sollicitations des élus territoriaux, aux revendications des syndicats et des associations, aux commentaires de la presse, aux requêtes des professionnels. Au-delà des artistes qui défendent une conception exigeante du rôle de leur travail dans la cité, la participation à la réflexion commune de l’ensemble des acteurs sociaux de la culture – animateurs de structures locales, enseignants, médiateurs, militants de l’éducation populaire – est requise.
C’est l’élaboration concertée des projets, la concurrence des propositions et l’opposition des programmes qui engendrent une politique vivante, évolutive. Il est frappant que les maires ayant suscité dans leur ville un vif débat autour d’une commande publique d’art, de l’implantation d’un équipement culturel ou du lancement d’un festival, en soient souvent récompensés aux élections suivantes. Même s’ils sont battus, la politique culturelle locale est susceptible de progresser dans l’alternance, car les citoyens ont pris goût à parler de ces affaires qu’ils considèrent désormais de leur ressort. Les experts sont utiles quand ils aident les citoyens à se saisir de leurs propres souhaits et intérêts. D’ailleurs, en matière d’art, c’est plutôt de désirs qu’il faudrait parler.
Nonfiction.fr - Comme l’a déclaré Nicolas Sarkozy, la culture, c’est la réponse à la crise ?
Emmanuel Wallon – À condition qu’on l’envisage bien comme un ensemble d’opérations transformatrices, conscientes et délibérées, des individus en société, la culture peut être le meilleur pour atout pour inventer des solutions à la crise. Ce mot désigne l’état de mutation permanente dans lequel les sociétés européennes sont entrées depuis une quarantaine d’années. Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy l’ait correctement diagnostiqué. Il s’est surtout inquiété de la rupture des équilibres économiques et financiers : la balance des paiements, le budget de l’État, les comptes sociaux, le service de la dette. Or la République fait également face à une crise de confiance envers le mode d’établissement de ses valeurs communes. La manière dont le président sortant a privilégié – sans s’en cacher le moins du monde – les catégories à très haut revenu et les entreprises dirigées par des personnes de son entourage, en se faisant le champion d’une concurrence libre mais faussée par des relations de connivence, a ajouté un facteur aggravant aux dérèglements sociaux, moraux et environnementaux affrontés par le pays.
C’est en se cultivant que les citoyens affinent l’intelligence collective de tels problèmes. Ils ont aussi besoin de l’audace de la création pour échapper à la doxa et de l’acidité de la critique pour infléchir les conceptions dominantes de la gestion par temps de crise.
Propos recueillis par Noémie Suisse